La cinéphilie, c’est l’art du rapprochement. Qui a tourné avec qui ? Qui a produit le film dont X était le réalisateur ? Voir un film, puis en voir un autre, et leur trouver des points communs. Revoir Citizen Kane pour éduquer la jeunesse, et, le lendemain, voir pour la première fois Massacre à la Tronçonneuse. Le point commun ? Quel point commun ? Deux classiques du genre, en fait. Ou plutôt, un classique, LE Classique, le Classique des Classiques, et la Première Pierre du Slasher. Mais dans les deux cas, ces films ont mal vieilli.
Citizen Kane
Le premier visionnage, au début des années 80, nous avait émerveillé. Mais nous étions probablement hypés par Claude Jean-Philippe, qui présentait le Ciné-Club d’Antenne2, tous les vendredis soir : Orson Welles, le cinéaste maudit, Orson Welles, seul contre Hollywood, Orson Welles, le premier à filmer des plafonds, à faire des travellings inexplicables à travers le néon du night-club, à cadrer d’improbables doubles focales, etc., etc. Ce n’est pas pour rien que Citizen Kane est considéré comme le plus grand film de l’histoire du cinéma.
Mais aujourd’hui, le film est bizarrement vide. On pense, sans totalement oser, au cinéma esthétisant à la manière de Jeunet/Scott/Jimenez. Un cinéma formellement impressionnant mais qui ne s’occupe guère de ses personnages. Avec une différence majeure, évidemment : Citizen Kane a quelque chose à dire sur l’Amérique, sur l’argent qui détruit, sur l’idéalisme qui se dissout dans la corruption du pouvoir.
Si le film de Welles reste très efficace, en déroulant l’histoire de son protagoniste dans un immense flashback (très cut pour l’époque), le film peine aujourd’hui à nous émouvoir. A l’instar de son protagoniste, Charles Foster Kane (Orson Welles), un type brillant, balançant punchline sur punchline. Les témoignages extérieurs (son épouse, son meilleur ami (Joseph Cotten*)) contrebalancent malignement ce portrait hagiographique, mais il faut arriver à la toute fin du film pour toucher du doigt la détresse du personnage. Et saluer au passage la métamorphose incroyable de Welles en Kane âgé – il n’a que vingt-cinq ans au moment du tournage. On commence enfin à ressentir quelque chose. Charles Foster Kane avait tout, mais il lui manquait l’essentiel, ce qui n’existe plus : l’enfance, une luge, Rosebud.
Massacre à la Tronçonneuse
Le film de Tobe Hoper, 33 ans après Citizen Kane, n’est évidemment pas sur le même registre, mais c’est également une référence : le premier des slashers. Au contraire de Citizen Kane, ce Massacre peine à décoller : une bande de jeunes se balade au fin fond du Texas dans un Combi Volkswagen. Ils prennent en stop un type étrange, à moitié fou, avant de s’arrêter à cause d’une panne d’essence. Les voilà obligés de dormir dans une maison abandonnée. Les ennuis commencent… au bout de quarante-cinq minutes !
On voit bien l’installation du scénario-type du slasher (des crétins insouciants se font trucider par des rednecks revanchards) mais voilà, The Texas Chainsaw Massacre est le premier à l’exposer. Idem pour les séminales scènes gore : sculptures en os, masque en chair, giclées de sang et cadavres momifiés ont laissé une empreinte indélébile qu’on retrouve encore, cinquante ans plus tard, du Silence des Agneaux à True Detective.
Mais le film reste assez long et ennuyeux, et surtout pas drôle. Aujourd’hui, le slasher essaie souvent de produire une terreur de second degré (Scream, ou les remakes d’Alexandre Aja (La Colline a des Yeux, Piranhas)…
Pourquoi, alors, juxtaposer ces deux films ? Citizen Kane et Massacre à la Tronçonneuse sont des moules qui ont produit de brillantes copies. Mais si on le découvre aujourd’hui, le plaisir originel a disparu. Un peu d’admiration, mais beaucoup d’ennui. Il faut expliquer ce que ça représente dans l’histoire du cinéma, car c’est la seule trace qui reste. Des films moins formellement innovants comme Les Enfants du Paradis ou Seul les Anges ont des Ailes produisent encore de l’émotion : ces films sont toujours vivants. Citizen Kane et Massacre à la Tronçonneuse sont des films morts. Ils n’en sont pas moins passionnants..
*Malencontreusement confondu avec William Holden par un stagiaire, dans une version précédente de cet article. Merci le Rupelien !
posté par Professor Ludovico
Une fois passée la polémique, BAC Nord passe sur Canal et on peut enfin regarder le film dans l’apaisement… Car au final, beaucoup de bruit pour rien : on ne peut pas dire que BAC Nord soit un film politique, mais on ne peut pas prétendre non plus qu’il ne le soit pas. Le point de vue de Cédric Jimenez est clairement du côté de la police qu’on suit dans des scènes intimistes et dans des scènes d’action, toutes très réussies…
Malheureusement, BAC Nord fait partie de ces films qui ne savent pas où ils habitent. Partant sur un mode réaliste (le difficile quotidien des flics dans les zones ravagées par le deal*), Cédric Jimenez nous emmène en terrain connu : Baltimore, McNulty, faire du chiffre à tout prix… On se croit parti dans une critique à l’os de notre système politico-judiciaire. Mais au mitan, BAC Nord bascule dans un tout autre film : l’assaut de la cité des dealeurs. Séquence survitaminée, ça tire dans tous les coins, hors-bords et poursuite en voiture, à la façon des meilleurs Michael Bay. Jimenez est d’ailleurs très bon à la manœuvre… Mais, voilà, on était dans The Wire, on est maintenant dans l’exagération du film d’action, façon The Shield.
Cédric Jimenez confirme, après HHhH, qu’il fait du cinéma adolescent. Un cinéma qui a des idées de cinéma, mais qui ne réfléchit jamais à ce qu’il filme. Un cinéma qui pioche dans les clichés pour illustrer une idée (par exemple, le désespoir des flics en prison), sans se dire une seconde que ce désespoir est un peu ridicule (ils ne sont qu’en détention provisoire)…
En revanche, les acteurs sont bien : François Civil (qu’on n’aime pas beaucoup), révèle l’étendue de son talent, Karim Leklou et Adèle Exarchopoulos sont très convaincants. Seul Gilles Lellouche en fait des tonnes, en Vin Diesel mal rasé.
Il faut dire qu’il n’est pas aidé par des dialogues sottement explicatifs, alors que tout le monde avait compris.
* La vraie affaire est là : l’emballement politique et médiatique autour d’une petite affaire (la plupart des policiers ont été relaxés)
** Illustré par les trois intournables : je hurle, je tape dans la porte jusqu’au sang, je me laisse glisser le long de la porte, la tête dans les mains…
lundi 14 mars 2022
Mais Qui a Tué Harry ?
posté par Professor Ludovico
Le film de Hitchcock commence par une surprise, lui qui préférait plutôt le suspense : des plans bucoliques, un gamin, trois coups de feu, et un cadavre.
Le film bascule alors dans la folie douce : quatre personnes vont découvrir ce cadavre et… ne pas s’en émouvoir une seconde ! Un chasseur sexagénaire pense l’avoir tué par accident, une vieille fille vient draguer le chasseur, un artiste tirer le portrait dudit cadavre. Cherry on the cake : une jeune femme (le premier rôle de Shirley McLaine) affirme que c’est son mari : bon débarras !
Le débat entre ces personnages va alors tourner autour du cadavre ; faut-il le dissimuler à la police ? (Ne me demandez pas pourquoi, Hitch s’en fiche aussi). Au bout d’un quart d’heure, on a accepté cette situation loufoque pour se concentrer sur le reste : le sexe !
Car c’est un des films les plus chaud-bouillants du Grand Hitch, et pas forcément le plus subtil. Pas de tunnel-métaphore façon La Mort aux Trousses, pas de chignon torsadé façon Marnie, ou de fantasme blonde/brune à la Vertigo, mais plutôt des dialogues bourrés de sous-entendus égrillards…
On dissertera donc sur la bonne taille d’une anse de tasse à café « pour hommes », sur la reproduction des lapins, « comme pour les éléphants », sur le mariage « une façon agréable de passer l’hiver », sur l’état de conservation d’Unetelle « les conserves sont faites pour être ouvertes un jour »… et sur le Shirley McLaine, évidemment, jeune rousse aux seins en obus, qu’il faut embrasser doucement, « parce qu’il ne faut pas grand-chose pour y mettre le feu* »… On le voit, on ne nage pas dans la finesse…
Mais Qui a Tué Harry ressemble en fait à une comédie de boulevard ; c’est sa force et sa faiblesse. Au-delà du ping-pong salace, il n’y a pas vraiment de dramaturgie. Un type est mort. On se fiche de savoir qu’en faire… Quant à savoir qui l’a tué, on s’en fiche encore plus.
* « Lightly, Sam. I have a very short fuse. »
lundi 21 février 2022
River of Grass
posté par Professor Ludovico
River of Grass est un peu l’équivalent, pour Kelly Reichardt, du Peur et Désir de Kubrick. C’est-à-dire un film de débutant, un peu raté, avec plein de maladresses, mais qui pose d’emblée les futures thématiques de la cinéaste de Old Joy, Wendy et Lucy, ou First Cow. La figure de style du road movie, de la fuite à deux ; mais aussi l’errance immobile, le poids du lieu qui détermine socialement les personnages, et la volonté de s’en extirper…
River of Grass, c’est aussi le premier et le dernier film de Reichardt en Floride, dans son Dade County natal. Un comté qui a particularité d’abriter une mégalopole urbaine (Miami) et un désert terrifiant (le marais des Everglades).
Il est symptomatique que notre couple maudit, Cozy et Lee, essaient pendant tout le film d’en sortir et n’y arrivent jamais. Kelly Reichardt, elle, s’enfuira au fin fond de l’Oregon, l’opposé absolu de la Floride : un état quasi désertique, pluvieux, progressiste, et qui inspirera ses plus beaux films.
jeudi 3 février 2022
Le Rideau Déchiré
posté par Professor Ludovico
Même les génies peuvent trébucher*… Ce Rideau Déchiré, 83ème film de l’autoproclamé « Maître du Suspense » est en grande partie inintéressant. Totalement irréaliste, même pour un Hitchcock. Ridiculement anticommuniste, même pour un film américain. Pire, il est très faiblement interprété par des pointures (Paul Newman et Julie Christie), qui semblent a) ne rien comprendre à l’intrigue b) ne rien avoir à faire dans la ménagerie hitchcockienne.
Dans Hitchcock / Truffaut, le grand Alfred prétend s’être passionné pour l’affaire Burgess / McLean : qu’avait pensé madame Burgess quand elle apprit que son mari était un traître, parti en Union soviétique** ?
L’histoire part sur cette base : Paul Newman, savant atomiste américain, passe à l’Est. Il n’a rien dit à sa future fiancé. Mais elle décide de le suivre. Problème : le spectateur est sûr que Newman ne peut pas être un putain de transfuge communiste ! D’ailleurs, Newman finit par lui révéler (dans une des rares belles scènes du film, avec un travelling circulaire autour de Julie Christie) qu’il est un agent double venu voler les secrets atomiques allemands.
Aussitôt dit, aussitôt fait, ils s’enfuient (lors d’une course poursuite en autocar, d’une émeute dans un théâtre, et d’un panier en osier en partance pour la Suède…) Dans ces quelques scènes rocambolesques pointe le génie d’Hitchcock pour faire monter le suspense, mais l’assemblage du tout ressemble plutôt à un quilt qu’à de la Toile de Jouy.
On est loin de La Mort aux Trousses, et 1966 est déjà le commencement de la fin : Hitch vient de fait son dernier grand film (Pas de Printemps pour Marnie), et il ne fera après que des films mineurs : L’Étau, Frenzy, et Complot de famille…
* sauf Kubrick, évidemment !
** Comme Madame Burgess s’appelait Monsieur MacLean, c’était une question assez facile…
jeudi 20 janvier 2022
The Green Knight
posté par Professor Ludovico
Hasard de la programmation. On regarde The Green Knight juste après avoir fait la chronique de Too Old to Die Young. On pourrait y voir l’exact opposé ; deux films extraordinairement beaux, mais l’un a du sens, l’autre pas.
Conseillé par son filleul et par le Snake lui-même, le Professore Ludovico n’a pourtant pas eu trop à se forcer pour regarder ce Chevalier Vert. C’est facile (il passe sur Prime Video), ça parle de Chevaliers de la Table Ronde, c’est précédé d’une réputation grandiose, et c’est produit par A24, qui ne fait pas que du caca*…
On se jette donc dessus, et on est immédiatement capté par la beauté de chaque plan. La musique, les costumes, les décors, les éclairages sont incroyables. Loin de toute idée de réalisme (Gauvain et Morgane sont joués par des acteurs d’origine indiennes), mais guidé par un véritable amour du Moyen Age. Iconographie, typographie, musique : tout suinte une véritable culture médiévale, rare chez les américains. Sans compter un petit côté Donjons&Dragons : le bouclier magique, le parchemin de sort, le glyphe runique, la ceinture de protection, l’épée magique…
Mais voilà, au bout de 130 minutes, on ne sait toujours pas de quoi parle The Green Knight. C’est une des histoires de la Table Ronde : Gauvain, chevalier lâche et fainéant, est sommé (pour des raisons pas très claires) de défier ce fameux Chevalier Vert et surtout, d’en accepter les conséquences. Si le film est constitué très ludiquement comme un puzzle, avec des saynètes qui se répondent, des personnages qui se ressemblent (car joué par la même actrice), des anachronismes, etc., on ne s’intéresse pas longtemps à ce petit jeu. On n’est pas au cinéma pour résoudre des puzzles. Et nous voilà – mauvais signe – en train de déchiffrer le résumé Wikipédia pour comprendre de quoi il retourne.
Des films semblables existent, oniriques, effrayants et beaux, comme It Follows, Valhalla Rising, Midsommar, ou Too Old to Die Young. Mais ces films ont quelque chose en plus, quelque chose à dire au spectateur, un message, une métaphore, un point de vue.
Et aussi, des personnages. Difficile, ici, de s’attacher à Gauvain – pourtant formidablement interprété par Dev Patel. On se fiche un peu de ce qui va lui arriver.
Partant, The Green Knight est très beau à regarder, mais reste légèrement ennuyeux.
* Moonlight, Mise à Mort du Cerf Sacré, Hérédité, 90’s (Mid90s), Midsommar, The Lighthouse, Uncut Gems, Euphoria…