Hell of a ride ! Quelle traversée télévisuelle en effet, pour Curb Your Enthusiasm, la série étalée sur 25 ans. Connu aussi sous le nom de Cache ta Joie ou Larry et son Nombril, le show a tenu 12 saisons, 120 épisodes, 55 Nominations aux Emmys, de 1999 à 2024.
Difficile donc de « mesurer son enthousiasme » devant ce monument télévisuel, prévu au départ comme une blague ; un vrai-faux documentaire sur Larry David, le cocréateur de Seinfeld à la retraite.
Réalisée de façon très feignante, en retroscripting (on donne les grandes lignes aux comédiens qui improvisent), tournée en vidéo caméra portée, avec un éclairage, une déco fainéante, et une musique d’ascenseur, Curb va connaitre pourtant un immense succès, critique et public, jusqu’à devenir un élément de la culture populaire américaine.
On y suit donc les vraies-fausses aventures de Larry David, désormais millionnaire, sa jeune et jolie femme, son agent béni-oui-oui et son acariâtre épouse, ou son vieil ami standupper.
Mais c’est là que ça se gâte. Qui est qui ? Larry David est joué par Larry David. Sa femme Cheryl est jouée par une actrice (Cheryl Hines). Jeff Greene, son agent qui opine à tout ce qu’il dit est joué par Jeff Garlin, et sa femme par Susie Essman. Mais son ami Richard Lewis est joué par… Richard Lewis ! On verra ainsi toute l’aristocratie Hollywoodienne faire un tour dans Curb, et souvent donner une version très antipathique d’eux-mêmes* : Mel Brooks, Martin Scorsese, Ben Stiller, Christian Slater, Lucy Liu, Seth Rogen, Shaquille O’Neal, Mila Kunis, Lin-Manuel Miranda, et bien sûr le cast de Seinfeld – Jerry Seinfeld, Julia Louis-Dreyfus, Jason Alexander et Michael Richards.
Mais cela se complique encore car des acteurs connus remplissent des rôles fictifs : Vince Vaughn, Bryan Cranston, Bob Odenkirk, Elisabeth Shue, Stephen Colbert, Tracey Ullman, Steve Buscemi, ou Allison Janney.
C’est ce mélange de réalité et de fiction qui rend Curb Your Enthusiasm si particulier : on ne sait jamais sur quel pied danser. Ted Danson est-il un démocrate hypocrite, pensant avant tout à sa carrière ? David Schwimmer, le gentil Friends, est-il un salopard dans la vraie vie ? Conan O’Brien a-t-il un melon gros comme ça ? Le pire mystère étant le vrai-faux Larry, peut-être le plus odieux personnage inventé par la télévision américaine : sociopathe assumé, misanthrope, misogyne, pingre, raciste. Un type sans filtre, qui vit selon ses propres règles et ne supporte pas qu’on ne les respecte pas.
On retrouve là le show about nothing seinfeldien. Curb Your Enthusiasm s’attaque à tous les petits riens énervants de la vie quotidienne et en fait un épisode : les tables de café bancales, les pantalons qui font des plis, l’usage du N-Word, les règles de priorité au golf ou le rangement des cassettes porno. Les fermetures éclair, les groupes Whatsapp et les clôtures de piscine…
Mais Larry, c’est aussi le gars à qui tout retombe sur la tête, simplement parce qu’il dit La Vérité. Toutes ces horreurs quotidiennes que l’on n’ose pas dire : tu es mal habillé, tu sens mauvais, ce vin n’est pas très bon, si je regarde tes seins, c’est parce que tu as un décolleté, tu aimes la pastèque parce que tu es noir, toi le juif tu m’emmerdes avec Shabbat, etc.
Larry David ne fera reculer Curb devant rien : se moquer du Parkinson de Michael, J. Fox, séduire une handicapée pour avoir une place prioritaire, prendre une prostituée en stop pour bénéficier du covoiturage, emprunter des chaussures de victimes de la Shoah, parce qu’on a perdu les siennes.
Larry David est odieux, mais nous ne sommes pas mieux. Il dit ce qu’il pense, il fait ce qu’il a envie, même s’il ne devrait pas.
Derrière cette forme je-m’en-foutiste se cache une profonde étude de mœurs, en apparence cantonnée chez les « heureux du monde » dans ce Westside de Los Angeles où s’activent stars, chirurgiens, et avocats (des blancs presque tous ashkénazes) suivis de leur troupeau de domestiques noirs, hispanos et asiatiques**.
Formellement, Curb a amené une pierre nouvelle à l’édifice audiovisuel. Mais en dénonçant les non-dits qui nous habitent, le racisme, la misogynie, l’insupportable condescendance des riches, le pharisianisme religieux, l’hypocrisie généralisée du couple ou de la famille, la série est devenue universelle. Rien en réalité n’a échappé à l’œil assuré de Larry David, dont on ne sait toujours pas s’il pense ce qu’il dit.
Le nombril de David, c’est le nôtre.
* Exemple type : Lori Loughlin, condamnée (avec Felicity Huffman) pour avoir versé des pots de vin afin de faire entrer ses enfants à l’université, revient jouer le même rôle dans Curb. Elle corrompt Larry pour entrer dans son prestigieux club de golf et triche sur le green.
** A leur merci, mais pas toujours reluisants (couvreur incompétent, masseuse escroc, restaurateur voleur de parapluie…)