mercredi 30 avril 2025
Adolescence
posté par Professor Ludovico dans [ Séries TV ]
Sidérant.
Il faudrait reprendre tout le dictionnaire CineFast pour qualifier l’état dont on sort d’Adolescence. Mais aucun qualificatif n’est satisfaisant : chef-d’œuvre, extraordinaire, bluffant, étouffant. Tout ça ne suffit pas à expliquer qu’on ne puisse décoller une rétine de ces quatre heures de tension ininterrompue.
On va évacuer tout de suite la question technique, qui – on le sait à CineFast – ne sert à rien quand un film n’a pas d’âme. Oui, tout le monde en parle ; ces quatre heures sont quatre plans séquence, et oui, ça a quelque chose à voir dans cette sidération. En privant le spectateur son travail habituel – i.e. tirer des conclusions de deux scènes juxtaposées* – les plans-séquence d’Adolescence ne laissent pas d’autre choix qu’errer avec les personnages dans le commissariat, dans l’école, dans la maison des parents… Nous sommes piègés, comme les protagonistes, dans un labyrinthe terrifiant où le minotaure est un meurtre.
Il y a aussi des performances d’acteur à tous les niveaux. A commencer par Jamie, le protagoniste (Owen Cooper dans son tout premier rôle, qui livre une interprétation hallucinante), mais aussi chez les seconds rôles (flics, psy, parents…) ou chez les simples figurants (les élèves). On sort de ce toboggan cinématographique totalement éprouvés, sans avoir beaucoup de réponses…
Car la force principale de la série est là : un propos singulièrement subtil pour l’époque. Une adolescente a été tuée. Non il n’y a pas d’ensauvagement, de radicalisation, d’islamisation. Juste la sauvagerie originelle, qui resurgit sans prévenir dans une civilisation qui croit toujours l’avoir domptée.
Les créateurs de la série (Jack Thorne, Stephen Graham **) s’attachent à montrer que la société (et en particulier les services publics) fonctionnent bien : la police fait un travail implacable, mais avec précautions. L’école fait de son mieux avec des élèves turbulents, les services sociaux servent de filet amortisseur, la famille n’est pas dysfonctionnelle. Il y a bien une critique des réseaux sociaux, auxquels les adultes ne comprennent rien, mais elle n’est pas appuyée.
Et pourtant, l’incompréhensible arrive. Qui est coupable alors ?
L’humain, capable du pire comme du meilleur.
* Cary Grant et Eva Marie Saint montent sur la couchette, le train entre dans un tunnel : ils ont couché ensemble.
** Acteur de second plan (Snatch, Gangs of New York, Boardwalk Empire), il livre ici la performance d’une vie
lundi 28 avril 2025
The show must go on
posté par Professor Ludovico dans [ Le Professor a toujours quelque chose à dire... ]
À l’issue de Stade Français-Stade Toulousain, défaite 21-27, Jean-Bouin a fait retentir les accords mineurs de la chanson de Queen, The show must go on.
Dans un match que le Stade Français ne pouvait pas (et ne devait jamais se permettre) de perdre, a fortiori contre l’équipe Z de Toulouse, on indiquait au supporter parisien ce qu’il devait en penser : une défaite triste, oui, mais le spectacle continue…
Voilà que le sport est devenu : un show comme les autres. Ce qu’il n’est pas, évidemment. Son idiosyncrasie, c’est de rester imprévisible, insaisissable, et non scripté. Personne ne pouvait prévoir, la même semaine à Old Trafford, l’incroyable 2-4 devenu 5-4 en douze minutes pour Manchester United contre l’Olympique Lyonnais. Si l’on mettait autant de rebondissements dans un film ou dans une pièce, cela serait particulièrement ridicule, mais ici, That’s football, le spectacle capable des plus incroyables rebondissements de dernière minute.
Aussi, prendre les codes du spectacle, de l’Entertainment, pour les appliquer au sport est une erreur tragique. Le sport vit de cette imprévisibilité, qui n’a nul besoin d’être souligné par quelconque feu d’artifice, jingle, ou Pompom girls. Le public réagit, et cela suffit.
C’est malheureusement aussi une tendance dans le cinéma. Spielberg dit qu’un bon film pourrait se comprendre muet, sans dialogue ni musique. Un film comme Dune indiquera pourtant, avec force accents Zimmeriens, ce qu’il faut ressentir : la Peur, le Mystère, l’Amour. C’est aussi le cas des dialogues, qui surexpliquent l’intrigue. Un article récent signalait d’ailleurs l’explosion des sous-titres aux Etats-Unis, le pays où ils n’existaient tout simplement pas, faute de VO. Sur leur plateforme de streaming préféré, les spectateurs américains affichent désormais les sous-titres, pour mieux comprendre l’action.
Il devient d’autant plus simple de distinguer les grands films, les grandes séries, à ce qu’elles laissent une part, volontairement incompréhensible, à la sagacité du spectateur. Fargo, Succession et leurs dialogues qui ne veulent rien dire, sauf à montrer l’imbécillité des personnages et leur vacuité. Ou au contraire l’absence de dialogues, qui laisse le cerveau tirer lui-même ses conclusions, comme dans la scène finale de Lincoln, ou celles d’Adolescence.
Adolescence ? Justement, on y vient…
samedi 26 avril 2025
Tardes de Soledad
posté par Professor Ludovico dans [ Documentaire -
Les films ]
Le Professore Ludovico en est à sa troisième feria (Guadalajra, Nîmes, Riscle) et il ne sait toujours pas quoi en penser. Plutôt du déplaisir, mais sans aller jusqu’à l’interdire. Ce n’est pas Tardes de Soledad, le film d’Albert Serra qui va y aider, plus proche de l’installation d’art contemporain que du documentaire à thèse.
Serra a un plan et il s’y tient : filmer Roca Rey, la star montante de la tauromachie, uniquement sur son lieu de travail : l’arène. Ou dans sa voiture, quand il va au combat ou en revient.
Ce sera tout : pas de spectateurs, pas de hors-champ sur la vie au dehors. Bus-arène-bus, ce sera tout, et c’est déjà beaucoup.
Si ce système est répétitif (et un peu trop long, une demi-heure de trop), le dispositif impressionne. Car le film montre – et c’est paraît-il l’ambition affichée par Serra – ce que les yeux ne voient pas. Et en l’occurrence, ce que les oreilles n’entendent pas.
A savoir l’extrême vulgarité, l’extrême mépris de la cuadrilla de Roca Rey pour le taureau. L’aficionado, selon la doxa tauromachique, vante habituellement le taureau, sa force, sa fougue, son courage. Ici, c’est l’inverse. Grâce aux micros HF disposés sur Rey et son équipe, on les entend en permanence insulter le taureau. Contrepoint ironique, les mêmes micros captent les louanges à l’endroit du patron : « Roca, tu es le meilleur, tu as les couilles plus grosses que l’arène, jamais ils n’ont vu ça… » et tutti quanti…
C’est la force de Serra : ne rien nous épargner, nous montrer, comme disait Machiavel, « la vérité effective de la chose ». Les cris du matador, ses yeux exorbités, mais évidemment le sang qui suinte du taureau, la langue pendante de la bête essoufflée, ses yeux révulsés pendant le coup de grâce, et le morceau de viande que des chevaux extraient prestement de l’arène…
Toutes ces choses, relativement peu visibles sur place, sont soudain mises à plat, en gros plan devant nous. En absentant les autres éléments (le public, parfois même le taureau), Serra nous force à voir.
Et après ce face à face à face avec la mort (magnifiquement illustré par le premier plan du film, un taureau qui respire bruyamment dans la nuit, le regard fixé sur le spectateur), il n’est pas neutre que l’autre dispositif procède de même. Roca Rey, face caméra dans son bus, silencieux, immobile, tandis que ses assistants dithyrambent virilement.
Le héros du jour ne leur répond pas, perdu dans ses pensées. Face à face, non pas avec la mort, mais avec le spectateur.
jeudi 10 avril 2025
Queer
posté par Professor Ludovico dans [ Les films ]
William Burroughs aimait les armes à feu (il en a même tiré des œuvres d’art singulières, en tirant sur des planches en bois). Il a aussi tué son épouse avec un calibre 22 en jouant à « Guillaume Tell » : un verre d’eau posé sur la tête et bang ! Joan Vollmer trépassait. Accident (ou acte manqué avant de devenir homosexuel à plein temps), Burroughs n’aurait donc pas aimé que Luca Guadagnino rate à ce point sa cible en adaptant Queer, son deuxième roman.
Peut-être est-ce ainsi, le même acte manqué : qui trop embrasse mal étreint. Car il est évident que Guadagnino s’est passionné pour cette histoire d’homosexuel vieillissant qui emballe un jeune hétéro dans le Mexique sordide des années 50. Les citations de l’œuvre burroughsienne abondent (millepattes, héroïne, « William Tell act »…) Mais le film ne marche absolument pas. En réalité, rien ne va dans Queer.
Malgré l’affection que nous portons à Daniel Craig, il est peu crédible en écrivain homosexuel. Et il n’est pas aidé par le rôle comique que Guadagnino lui donne. Essayer d’apprivoiser l’humour caustique de Burroughs pour en faire une tragi-comédie n’est pas une mince affaire. Queer est un livre âpre, et Bill, le personnage principal, est l’alter ego autobiographique de Burroughs. Il fallait donc un dur, avec le terrifiant regard de poisson mort qu’il a affiché toute sa vie.
Ensuite, le parti-pris déco, Mexico fifties reconstituée en maquette, sorte de réalisme poétique à La Lune dans le Caniveau matinée de Wes Anderson, rend le film bizarrement irréel, alors que c’est un des livres les plus réalistes de l’auteur du Festin Nu. Avoir tout reconstitué en studio rend le film petit et pathétique, notamment les scènes dans la jungle, qui ont l’air d’avoir été tournées dans le jardin de l’assistant réal’. Guadagnino est loin de ses bases, ça se voit, et on le sent d’autant plus quand il essaie de jouer une partition à la Cronenberg*/David Lynch. Le Weird, c’est un métier.
Ce mélange d’irréalisme et d’acteurs peu plausibles empêchent le film de décoller. Queer n’arrivera jamais à inspirer quoi que ce soit, ni empathie, ni affection, ni érotisme.
Tout le contraire, en somme, de Call Me by Your Name.
* Qui avait interprété à sa sauce Le Festin Nu, une demi-réussite.
vendredi 4 avril 2025
Grand Paris, deuxième
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -
Brèves de bobines -
Les films ]
Retour avec le Professorino sur Grand Paris, le petit film aux grandes idées. Deux ans après, le film de Martin Jauvat fait le même effet : un Do-It-Yourself sur l’errance francilienne de deux gamins, entre la gare RER de Saint-Rémy-lès-Chevreuse et les Pyramides de l’Axe Majeur de Cergy-Pontoise.
Mais c’est quoi ce film, dont nous bassine le Ludovico, titulaire de la Chaire d’Etudes Bayennes à UCLA, depuis deux ans ? Rien de moins qu’un petit chef-d’œuvre, qui, l’air de ne pas y toucher, propose en scred la possibilité d’un monde meilleur, au travers (rien de moins) que la nécessité d’un Grand Paris accueillant enfin ses banlieues, ou du pouvoir de la bienveillance et de l’amitié. Tout en se moquant, au passage, du complotisme, de la RATP, des mauvais dragueurs et des fumeurs de joints…
Le tout malicieusement camouflé derrière le sourire benêt de son réalisateur (et principal protagoniste) Martin Jauvat.
Un grand film de 80mn, pour 4 euros seulement sur Prime Vidéo.
jeudi 3 avril 2025
Le dormeur du Val (Kilmer)
posté par Professor Ludovico dans [ Hollywood Gossip -
Les gens -
Pour en finir avec ... ]
La cinéphilie est affaire de souvenirs.
Val Kilmer décrivait lui-même dans sa fabuleuse autobiographie-documentaire Val un grand acteur qui n’avait jamais eu de grand rôle. Le talentueux diplômé de Julliard fut dévoré par Hollywood, comme bien d’autres. Il a tourné dans quelques œuvres marquantes, mais surtout des films sans intérêt, tout en laissant une trace à chaque fois active.
En réalité, ce n’est pas ça qui compte. Comme dans toute relation passionelle – ne sommes-nous pas amoureux de ces dieux de celluloïd ? –, c’est la première rencontre qui compte… Pour nous, l’irruption électrique de Kilmer en Nick Rivers, Elvis Presley déhanché Tutti Frutti de Top Secret, joyau de la pitrerie géniale des Abrahams/Zucker, autoqualifiée « très mauvais film* ».
Il y eut aussi Top Gun : sourire carnassier contre sourire carnassier, premier essai pas très bon – mais homoérotique en diable – des Simpson Bruckheimer ; Tom Cruise eut la bienséance de rappeler Iceman, son wingman quasi mourant, dans son hold-up marketing Maverick. Le seul vrai moment d’émotion du film.
Il y eut aussi Willow, un bon Jim Morrison dans un très mauvais The Doors, et puis des égarements. Jouer Batman pour faire plaisir à ses fils, mais se ressourcer avec un second rôle prestigieux face à De Niro dans Heat, le rôle le plus poignant de sa carrière, en couple maudit Chris/Charlene.
Ça ne suffit pas à faire une œuvre, mais une scène mémorable suffit à imprimer l’œil du CineFaster.
Adieu Val Kilmer, nous ne t’oublierons pas.
* « – Listen to me Hillary. I’m not the first guy who fell in love with a woman that he met at a restaurant who turned out to be the daughter of a kidnapped scientist only to lose her to her childhood lover who she last saw on a deserted island who then turned out fifteen years later to be the leader of the French underground.
– I know. It all sounds like some bad movie. »