Chez les copieurs, il y a les copieurs de génie, et les autres. Un copieur de génie, par exemple, c’est Martin Scorsese. Il n’a jamais caché – n’ayant pas fait d’école de cinéma – donner à ses équipes consigne de copier une idée dans son immense cinéphilie : « Je voudrais une musique intimiste, un peu comme chez Fellini, des couleurs éclatantes, comme chez Michael Powell… », etc.
Et puis il y a Coralie Fargeat, qui a elle aussi absorbé toute la cinéphilie du monde. Avec The Substance, elle est tombée sur un filon, un sujet d’époque, un sujet magnifique. La possibilité de créer un double, meilleur que soi-même, mais avec qui on doit partager sa vie : une semaine pour toi, une semaine pour moi. Belle fable à l’heure d’Instagram, de la téléréalité, du Male Gaze et de la chirurgie esthétique, The Substance tombe juste, Portrait de Dorian Gray moderne. Le temps qui passe, l’obsession de la beauté et de le jeunesse, Hollywood la machine qui bousille tout, et notre irrémédiable propension à l’autodestruction.
Mais ce qui cloche, c’est la forme. A trop vouloir copier, trop vouloir citer, on finit par ne plus savoir où est la cinéaste Coralie Fargeat. Ici encore, on a une cinéaste qui ne pense pas. Ou plutôt qui ne pense qu’à l’image qu’elle veut réaliser, au lieu de penser à l’idée que cette image doit véhiculer.
Au milieu des innombrables citations (2001, Shining, Elephant Man, Mulholland Drive…), le film se perd, le film est trop long. Fargeat a beau avoir deux très grandes actrices aux commandes, Demi Moore et Margaret Qualley (qui accomplissent toutes deux des performances exceptionnelles), elle a beau invoquer une direction artistique et une musique parfaite, elle ne fait jamais confiance à son public, ou a son cinéma. Tout est expliqué, réexpliqué, souligné, stabiloté.
L’ordonnance de la Substance ? On la reverra sous toutes les coutures. L’héroïne prend une aspirine ? Coup de tambour ! Elle saigne du nez ? Musique dramatique ! Son patron est un connard ? Fish eye sur Dennis Quaid qui enfourne des crevettes. Pour l’intelligence du spectateur, sa capacité à formuler le film dans sa tête, on repassera.
Quant aux dialogues – qui semblent écrits par Luc Besson – tout y est caricatural*. Le portrait des hommes en particulier est gratiné : veules, obsédés sexuels, crétins : pas un gramme de nuance là-dedans. On n’écrirait pas une telenovela autrement*.
Le body horror, ce n’est pas pour tout le monde. Le grand prêtre du genre, David Cronenberg, a réussi parfois (Videodrome, Faux Semblants), mais aussi échoué (EXistenZ, Le Festin Nu). Le sous-genre exige à la fois des transgressions ultimes et des subtilités paradoxales.
The Substance cite encore un film pour finir (le Carrie de Brian de Palma), mais trop c’est trop, on n’en peut plus, la réalisatrice nous a perdu en route avec un final catastrophique et grand guignolesque. D’abord parce que les effets spéciaux, jusque-là parfaits de réalisme, semblent soudain sortis du plastique des années 80 de The Thing. Ensuite, parce que ce final n’a aucun sens. Gore, ensanglanté, démesuré, il fait sortir The Substance des rails du réalisme clinique où il naviguait depuis deux heures, avec la mâle assurance d’un TGV…
C’est dommage, parce qu’il y a un grand film caché sous The Substance, qu’on aperçoit parfois ; il fallait être plus court, plus léger, et surtout, plus subtil.
*Mais Palme d’Or 2024 du scénario…
posté par Professor Ludovico
De certaines séries, on souhaite parfois qu’elles ne soient pas si diluées. Lost n’aurait dû durer que quatre saisons. Seinfeld aurait été meilleure si elle s’était arrêtée au départ de Larry David. La première saison d’Orange is the New Black était parfaite, etc., etc. Mais Arcane, c’est différent, on voudrait une saison de plus.
La formidable entreprise de Riot Games/Fortiche se termine au bout de ce formidable dix-huitième épisode. Si la saison 1 a ravi la moitié de la planète, la saison 2 laisse un goût de trop peu. Multitude de personnages, arcs à conclure, mystères à résoudre, il fallait plus de 360 minutes pour savoir ce qu’il allait advenir de Vi et Jinx, et de tous les autres fabuleux personnages issus de League of Legends.
Qui trop embrasse mal étreint ? Peut-être. En tout cas, Arcane a beaucoup embrassé, et on en veut plus.
Quelque part, cette saison 2 est ivre de son talent, et de son succès. Elle déploie encore une fois une ambition scénaristique, politique, philosophique rarement vues dans une œuvre de genre. Sans parler de l’esthétique : la barre a été mis tellement haut qu’on souhaite bon courage à la concurrence.
Mais à force de rajouter des personnages, des storylines, des flash-backs, des concepts, on est perdu car la narration doit de se résoudre à des sauts narratifs incessants entre les personnages : l’épisode n’a pas le temps de déployer toutes ses ailes. Il doit faire appel à des ellipses complexes qui perdent le spectateur.
Il aurait fallu peut-être renoncer à quelques éléments supplémentaires (le personnage d’Isha par exemple), ou, au contraire, se donner les moyens de faire plus : une saison supplémentaire, ou trois/quatre épisodes additionnels.
Il n’en reste pas moins qu’Arcane reste un diamant parfaitement taillé et poli. Un miracle inexplicable, ou la preuve même de l’existence de Dieu.
La démonstration en tout cas qu’une œuvre, tirée d’une aussi grosse licence, ne doit pas forcément être écrite par une intelligence artificielle/une direction marketing, mais par des gens qui ont un cœur.
Et un cœur qui bat très fort.
mardi 5 novembre 2024
Jerry Maguire
posté par Professor Ludovico
Jerry Maguire, film de 1996, bénéficie – de façon assez inexplicable – d’une bonne réputation, trente ans après.
Quand on découvre le film aujourd’hui, c’est plutôt pénible à regarder*. Eternelle histoire de rédemption d’un crétin friqué qui rencontre La Femme. Tom Cruise incarne un agent sportif qui, grâce à une gentille nunuche (Renée Zellweger) et son petit garçon tout mignon (Jonathan Lipnicki), comprend le Sens de la VieTM.
Si le postulat de départ est originalement traité (Cruise devient un born again agent dès le générique, écrivant en pleine nuit une mission statement censée redéfinir le métier de l’Agence « moins d’argent, plus d’humain (sic) » et se faisant virer illico), la suite est assez horrible.
Voilà Jerry Maguire quasi seul, avec un misérable (et irascible) client, Rod Tidwell, footballer sur la pente descendante. Seule la petite comptable de l’Agence (Renee Zellweger, déjà folle amoureuse) accepte de suivre Mr Mission Statement, quoi qu’il arrive.
Les deux mâles (Cruise et Cuba Gooding Jr**) jouent sur stéroïdes, Zellweger minaude, Lipnicki est tout choupinet, et, au cas où vous ne sauriez pas où pleurer, une petite musique folk signée Nancy Wilson (Mme Crowe à l’époque) accompagne le tout. On passera donc toutes les étapes de la Romcom (le rendez-vous raté, le bisou sur le pas de porte, la grande sœur qui dit « si tu lui fais de la peine, je te tue »). Le propos humaniste prend quand même un coup dans l’œil quand l’agent et le wide receiver délivrent (sous coke ?) la citation la plus célèbre du film « SHOW ME THE MONEY !!! ».
On ressort épuisé, 139 minutes plus tard, devant tant de coke et de guimauve mélangées.
*Ce n’est pas une question d’époque : en 1996, c’est l’année de Fargo, The Rock, Une Nuit en Enfer, Mission: Impossible…
** Qui gagnera tout aussi inexplicablement un Oscar du meilleur second rôle…
jeudi 31 octobre 2024
Anora
posté par Professor Ludovico
Sean Baker nous a encore pris par surprise. Après Tangerine, errance angeleno sur iPhone avec les travelos de Los Angeles, il récidive avec Anora, un film qui vous glisse des mains comme une carpe.
Anora, ça commence comme un documentaire sur le lap dance : dans son gentlemen’s club newyorkais, une jeune stripteaseuse, Ani (qui n’aime pas qu’on l’appelle Anora), est orientée vers un très jeune client, Vanya, parce qu’elle parle un peu russe. La lap danseuse fait son show, Vanya en redemande. L’argent coule à flot et bientôt, le jeune russe lui propose une girlfriend experience. Ani sera sa petite amie officielle : elle emménage dans la luxueuse mansion du garçon, visiblement très riche… Le film bascule alors dans une comédie romantique, avec demande en mariage à la clef… Mais voilà que débarquent les gros bras. Et le film devient une parodie scorsesienne, façon Affranchis.
Sean Baker va ainsi déjouer toutes les attentes. A chaque fois que le film frôle l’ennui, Baker repart. Un rebond de l’intrigue, un changement de genre, une métamorphose de la mise en scène, servie par des acteurs inconnus mais excellents…
Dans Tangerine, le trash talk des travestis de Los Angeles révélaient des vérités plus profondes sur les protagonistes, et les coulisses peu reluisantes de la Californie. Dans Anora, il en va de même. Derrière la vulgarité évidente de son sujet, Sean Baker cache un propos bien plus pénétrant.
Ani – qui n’a pas sa langue dans sa poche non plus – dit en creux la colère des petits contre les riches, jusqu’à ce qu’une fin magnifique lui révèle des vérités plus profondes sur elle-même.
Derrière la fable, le film de Baker cache une satire marxiste sur la lutte des classes et les ultrariches. Et en dernière extrémité, tout au bout de la comédie, une interrogation sur la profonde tristesse de nos vies…