mercredi 24 février 2016


Steve Jobs
posté par Professor Ludovico dans [ Les films ]

Les mathématiques, c’est ce qui reste quand on a tout oublié. Et ça sert tous les jours, notamment quand on a un problème à résoudre au MK2 Bibliothèque. Problème du jour : que vaut réellement Danny Boyle ?

Posons l’équation suivante :

Si :
Aaron Sorkin + David Fincher = Social Network = 100,
et que :
Aaron Sorkin + Danny Boyle = Steve Jobs = 0,

alors, vous avez compris comme moi que Danny Boyle, c’est zéro.

Bon, c’est méchant de dire ça, mais Danny Boyle qu’est-ce qu’il a fait de beau dans sa vie ? Trainspotting ? Petits Meurtres entre Amis ? Sunshine ? Depuis, il a fait surtout Slumdog Millionaire, un film intenable.

Donc si l’on va voir le biopique du nouveau Léonard de Vinci, du Sauveur de l’Humanité, du Plus Grand Génie du XXe siècle, c’est bien pour prouver que Danny Boyle ne vaut pas David Fincher. Et c’est le cas.

Car là où la caméra boylienne tourbillonne dans les escaliers en quête d’une dramaturgie introuvable, le réalisateur de Seven et de Fight Club pose tranquillement sa caméra dans un coin pour achever le Chef d’Œuvre Invisible, traquant dans le visage du héros Zuckerbergien une rédemption qui ne viendra jamais.

L’idée de départ de ce Steve Jobs est séduisante sur le papier. Découper la vie de l’inventeur du PC design en trois actes (les fameuses keynotes du Mac, du Next, de l’iMac) ferait en effet une très bonne pièce de théâtre. Un seul décor, à savoir les coulisses, et dans ces coulisses, toujours les mêmes personnages : les fantômes d’Hamlet, ou les sorcières de Macbeth. Ce chœur grec va éclairer le parcours du grand homme : Lisa, sa fille qu’il a refusé de reconnaître (interprétée successivement par Makenzie Moss, Ripley Sobo et Perla Haney-Jardine), Joanna Hoffman, son assistante fidèle (Kate Winslet), son mentor, John Sculley, futur ex-PDG d’Apple (Jeff Daniels*), Steve Wozniak, le vrai génie technique d’Apple (Seth Rogen), et Andy Hertzfeld, le gentil ingénieur souffre-douleur (Michael Stuhlbarg**).

Cette idée s’avère désastreuse au final. Ce dispositif théâtral ne fonctionne pas du tout ici, car les scènes sont doublement, triplement répétitives. D’abord parce que c’est le mode d’humour pédagogique de Sorkin ; répéter les choses et faire rire pour expliquer des choses très compliquées. Ensuite parce que ces décors sont très semblables : escaliers, coulisses, loges. Et, enfin, parce qu’on y raconte à chaque fois la même chose : la préparation de la conférence (attention, il reste 5mn !), la radinerie de Jobs envers sa fille, les conseils pontifiants/amicaux de Sculley, l’amitié trahie avec Wozniak, la brutalité patronale avec Hertzfeld.

Bien sûr, on essaie de montrer une évolution du personnage (plus sympa avec sa fille, un peu réconcilié avec Sculley), mais on retombe vite sur le TESB, le Terrible Enjeu Secret du Biopic « Pourquoi un personnage aussi génial est-il aussi méchant ? » Cf. Alan Turing (Imitation Game), J.E. Hoover, l’american sniper Chris Kyle, etc.

Encore une fois, comme le disait Hitchcock, le spectateur ne vient pas au cinéma pour le pourquoi, mais pour le comment. On se contrefiche de savoir que Steve Jobs a été abandonné enfant, mais on veut savoir comment il va se dépatouiller de son ex hippie, de sa si gentille petite fille, de son encombrant associé chez Apple ou de ce satané problème de Mac qui ne veut pas dire « Hello ! ».

Tout cela, le film ne le fait pas, évidemment. On assiste donc à un mauvais Sorkin, c’est-à-dire un Sorkin comico-explicatif qui marche ailleurs (A La Maison Blanche, The Newsroom). Mais Aaron Sorkin ne trouve vraiment son apogée que lorsqu’il est mélangé à un artiste qui a un véritable propos (le marxisme sournois de Fincher, ou l’étude de caractère chez Bennett Miller).

Ici, c’est un documentaire plaisant***, correctement filmé, mais sans narration, sans histoire, sans intérêt. Malgré des dialogues brillants, on s’y ennuie la plupart du temps.

* Déjà patron chez Sorkin dans The Newsroom
** Génial Serious Man des frères Coen
*** Par ailleurs, et c’est toujours très énervant, les anti-Jobs, dont le Professore, applemaniaque repenti, assure la présidence, sortent furieux du film. Car, comme la tentative précédente avec Ashton Kutcher, ce n’est pas finalement un portrait à charge. A la fin de Steve Jobs, c’est toujours Steve Jobs qui gagne. Alors qu’on aura montré, pendant tout le film, le voleur, le tricheur, le radin, et le mauvais père et le mauvais patron, S.J. reste le grand gagnant du film. Il aura eu raison tout le temps (ce qui est avéré faux par n’importe quel spécialiste de l’informatique). C’est un visionnaire (mais Bill Gates ne l’est-il pas tout autant ?)
Certes Jobs a compris que les innovations des autres (la souris, le bureau, le MP3, le Smartphone) étaient mal packagées, et que lui, Steve Jobs, avait le moyen d’en tirer le meilleur. Mais dans ce milieu des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon)****, le vol fait partie du jeu. Ces idées, Steve Jobs les a volées et se les est faites voler. Comme dans l’anecdote célèbre, reprise dans Pirates of Silicon Valley, où Anthony Michael Hall (Bill Gates) répond à un Steve Jobs hors de lui, qui accuse Microsoft d’avoir copié le « bureau » Mac pour son Windows :
« Mais Steve, toutes les voitures ont un volant ! Pourtant, personne n’essaie de faire croire qu’il en est l’inventeur ! ».
****Si justement dépeint (par ce grand magazine gauchiste qu’est Newsweek), comme les nouveaux Barons Voleurs du XXI° siècle : The ruthless overlords of Silicon Valley Rob Cox y comparait les GAFA aux Barons Voleurs, ces compagnies de chemin de fer sans foi ni loi de l’Amérique de 1830, et il appelait notamment à la création de de gardes-fous étatiques puissants : « their empires still needed to be regulated, reined in, and in some cases broken up by vigilant watchdogs”