mercredi 11 avril 2012


Inside Man
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -Les films ]

Depuis des années, ce film m’intriguait. Beaucoup d’amis m’avaient conseillé de le voir, mais personne ne m’abjurait de le voir. La différence est de taille, car en matière artistique, les gens sont rarement tièdes. « T’as vu The Artist ? C’est vraiment génial ! » Inside Man appartient à un autre territoire, sur la médiane : « Tu as vu Radiostars ? C’est paaas maaaaal !! » Notez qu’il faut bien faire trainer les A, pour prendre cette distance de sécurité indispensable, au cas où le film ne plairait pas au collègue-ami-voisin.

Eh ben voilà, merci TF1, le film de Spike Lee passe dimanche. Bon, rien de Spike Lee dans Inside Man, ni en bon ni en mauvais. Juste un petit film de commande pour faire bouillir la pasta…

Inside Man, c’est le bon film de braquage, ce sous-genre du polar comme le film de sous-marin l’est du film de guerre. Peu de violence, mais cette utopie bizarroïde du vol idéalisé, auréolé – on ne sait pourquoi – de nobles motivations. L’Affaire Thomas Crown, Le Cercle Rouge, tous ces films improbables sur des gangsters vus comme des seigneurs médiévaux.

Ici aussi, on cherche à comprendre ce qui se passe, comme nous l’exhorte Clive Owen dans les premières secondes du film, et c’est ce puzzle qui est plaisant.

Non, l’originalité du film de Spike Lee, c’est sa posture, sa distance. On n’est jamais proche du flic héros (pourtant c’est Denzel !), les méchants ne sont pas méchants (Clive Owen, Jodie Foster, volontairement castés chez les acteurs préférés du grand public), les situations tournent à la farce (la bimbo albanaise, le chewing gum) ; tout laisse à penser que personne ne croit vraiment à cette histoire.

C’est ce qui fait sa force, mais c’est aussi ce qui nous retient de l’aimer vraiment.




dimanche 30 octobre 2011


Les Sentiers de la Gloire
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -Le Professor a toujours quelque chose à dire... -Les films ]

Le scénario des Sentiers de la Gloire est-il vraiment signé Jim Thompson ? Ne serait il pas plutôt l’œuvre de René Girard, l’auteur de « La Violence et le Sacré » ? La question peut être posée, tant le sujet des Sentiers de la Gloire semble épouser les thèses du dernier philosophe méconnu des français. Pour cela, il aurait fallu le Framekeeper sous le bras, professeur agrégé de Girardisme, mais il répugne à fréquenter le VIème arrondissement en dehors d’une rétrospective Ozu. De toute façon, il est probablement en Corse à l’heure qu’il est…

Résumons.

Dans ce quatrième film de Kubrick, et dans sa première superproduction, l’ensemble de la Doxa Kubrickienne est là. (Vous pouvez par ailleurs retrouver ici toutes les chroniques consacrées à la filmographie Kubrick) mais pitchons déjà le film…

Dans Les Sentiers de la Gloire, le général Mireau est chargé de prendre une position réputée imprenable, la Fourmilière. Il refuse, mais quand on lui promet une promotion, il change d’avis. Le 701°, commandé par le Colonel Dax (Kirk Douglas) part donc à l’assaut, et échoue. Le Général en chef, Broulard (Adolphe Menjou) veut des coupables. Machiavélique, Mireau lui propose quelques soldats à fusiller pour l’exemple.

L’un est tiré au sort (alors qu’il a été cité à deux reprises pour bravoure), un autre parce que son lieutenant le trouve asocial, un troisième parce qu’il a menacé son supérieur de dénoncer sa lâcheté lors d’une patrouille qui a mal tourné.

Dax, assure leur défense en cour martiale, – il est Avocat dans le civil -, mais nos héros sont fusillés.

Conclusion inattendue dans une taverne : des soldats du 701°, huent une pauvre « prise de guerre » (c’est ainsi qu’elle est présentée), une jeune allemande (Christiane Harlan, future Madame Kubrick). Seule contre cette bande d’hommes déchaînés, la jeune fille semble n’être bonne à rien, à part se faire violer (le patron de la taverne montre complaisamment sa poitrine, son « seul véritable atout »). Mais voilà, elle se met à chanter, les soudards se taisent, et bientôt, sont émus aux larmes.

La Violence et le Sacré

Commençons donc par Girard…

Ces trois hommes, innocents aux yeux des règlements militaires (ce sont les officiers de la cour martiale qui le disent eux-mêmes), sont à l’évidence victimes d’une terrible injustice.

Chez Girard, et sa théorie de la victime mimétique, il faut un bouc émissaire qui « purge » la société de ses péchés. Pour que tous vivent, il faut que l’un meure. D’où son explication de la tragédie biblique de Job (un homme riche, honnête, religieux, sur qui s’abat soudain tous les malheurs du monde). Ici, dans les Sentiers de la Gloire, pour emmener tant de monde à l’abattoir, il faut non seulement un ennemi identifié (l’allemand, l’allemande), mais aussi gérer l’ennemi intérieur (le traître). Si l’offensive est ratée, il faut trouver des coupables. Cela ne peut être une faute collective (dans ce cas, c’est la défaite assurée), c’est forcément la faute de quelques-uns. Nos trois héros feront parfaitement l’affaire, car, justement, ils sont parfaitement innocents. Car comme le dit le Général en Chef « Rien de plus revigorant que de voir quelqu’un mourir à côté de soi ! », paraphrasant presque le Ernst Jünger du Journal Parisien, qui notait en 1942 : « Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, mais tout ce qui nous tue nous rend encore plus fort ! »

Mieux, ce processus s’étend, et Mireau est bientôt lui aussi sacrifié par le Général en Chef qui l’envoie en commission d’enquête, quand Dax lui amène sur un plateau la preuve de son incompétence (il attaque en sous-effectif, fait tirer sur sa propre troupe par l’artillerie, etc.) Pour sauver les soldats, il faut sacrifier trois soldats, pour sauver le corps des officiers, il faut sacrifier un officier…

Et personne, à part le Colonel Dax, qui prend là une pose christique – rôle fétiche chez Kirk Douglas – ne viendra s’en offusquer. Kubrick ne montre d’ailleurs le soutien d’aucun camarade, et se complait au contraire à mettre en scène l’extrême discipline qui procède à leur exécution. Et offre ce contrepoint passionnant (car nous nous sommes évidemment mis du côté des « pauvres soldats face à la boucherie des officiers ») en inversant ce point de vue dans la conclusion : en cinq minutes, voilà les « pauvres soldats » devenus des bêtes immondes face à une femme seule, puis, nouveau retournement, agneaux émus aux larmes par son chant. Toute la vision Kubrickienne de l’humanité est là.

Le faible secours des structures sociales

Malgré l’organisation hyper structurée de nos sociétés modernes, Kubrick montre qu’elles ne sont d’aucun secours face à l’injustice. Le cas des trois soldats est léger, mais rien n’arrêtera l’arbitraire en train de se commettre : ni la structure militaire, pourtant ultra-réglementée, qui fournit un cadre juridique à la condamnation des soldats, et, donc – théoriquement – la possibilité de se défendre, ni même l’accumulation de preuves en leur faveur (l’officier d’artillerie qui a refusé de tirer sur ses troupes sans ordre écrit, et qui obtient gain de cause). De même, la religion ne sera d’aucun secours (que l’on soit croyant ou non, rien ne change l’absurdité de la mort). On retrouvera le thème du prêtre inutile dans Orange Mécanique.

La décadence Mitteleuropa

Dans les Sentiers de la Gloire, on trouve une valse de Strauss, beaucoup moins célèbre que celle de 2001, mais qui remplit un rôle similaire : montrer une société à son apogée mais qui court à sa perte (les ors des palais austro-hongrois XIXème, pendant de la perfection technologique de l’humanité du XXIème siècle). La Mitteleuropa, ses bals, et ses militaires en tenue d’opérette, ou les cadres froids, technos et inhumains de 2001 dansent sur la même valse. Il faudra un événement d’envergure (une guerre, un monolithe E.T.) pour changer d’ère.

Comme dans 2001, Kubrick joue de la perfection des alignements. Palais XVIIIème filmés au cordeau, défilés et alignement militaires filmés volontairement « dans l’axe », premiers travellings arrière qui formeront sa marque de fabrique, tout cela est opposé à la brutalité de l’offensive, qui elle est filmée de coté, sans héroïsme aucun. Les singes d’un coté, la sauvagerie de l’homme, filmé en opposition des « œuvres de civilisation », palais ou vaisseaux spatiaux. Mais on meurt dans la boue dans toutes les guerres, dans Les Sentiers de la Gloire, dans Barry Lyndon, dans Full Metal Jacket.

La patrouille perdue

Etrange obsession. La patrouille perdue, c’est le thème du « brouillon » Peur et Désir, premier film maudit, dont Kubrick essaya de détruire toutes les copies, tant il jugeait l’œuvre indigne de lui. Peur et Désir ? Etrange comme ce simple titre peut pourtant définir toute l’œuvre Kubrickienne. De quoi parle Fear and Desire ? D’une patrouille qui se perd en territoire ennemi, rencontre une ennemie, et veut la violer… Full Metal Jacket ? Une patrouille se perd dans Huê et manque d’être décimée par une sniper vietminh. Rattrapée, les Marines évoquent la possibilité de la violer, puis finalement l’achèvent… Dr Folamour ? Un avion perd ses codes en territoire ennemi, est incapable d’interpréter un message de retour, et déclenche l’apocalypse nucléaire parce qu’un colonel a des « problèmes d’érection ». Les Sentiers de la Gloire ? Une patrouille se perd, et tue par erreur un camarade ; cet événement déclenchera la condamnation d’un des trois soldats, tandis qu’on évoque la possibilité de violer la jeune allemande à la fin… ces coïncidences n’en sont pas ; la peur et le désir sont étroitement liés chez Kubrick. Une fois effrayé par la méthode Ludovico, Alex n’a plus de désir, même pour une très belle femme nue, dans Orange Mécanique. Bill Hartford patrouille lui aussi les « yeux grands ouverts » dans la nuit new-yorkaise, qui est à la fois la nuit des désirs, mais aussi la nuit de la terreur, celle de sa paranoïa, mais celle aussi de la vraie violence (la bande de hooligans, les libertins masqués, le type qui le suit). Bill sombre dans la peur plutôt que de suivre le conseil final de sa femme : « Fuck ». De même, Barry Lyndon est prêt à toutes les violences pour le sexe ; affronter en duel un militaire de carrière pour séduire une cousine, affronter la noblesse du royaume pour conquérir puis garder Lady Lyndon. Non cher Stanley, tout était là dans votre première œuvre. C’est sûrement empli d’effroi que vous avez détruit les bobines….

La musique, commentateur ironique

Tout le monde le sait, la musique est un élément à part entière de la chorégraphie Kubrickienne. C’est surtout vrai pour sa période « Couleur », quand il décide de se passer de musique originale et piocher directement dans le répertoire (2001 et suivants). Mais des prémices se trouvent déjà dans ses premières œuvres. Dans Les Sentiers de la Gloire, cela commence même dès le générique : une Marseillaise tonitruante, qui se conclue par un bizarre accord mineur : tout est dit. Le Patriotisme, royaume du mode Majeur, mais surtout « dernier refuge de la canaille », selon le Colonel Dax, se termine en Mineur : la guerre, la souffrance, et la mort. Mais il y a aussi l’introduction d’un pattern typiquement Kubrickien : la musique populaire qui sert à clôturer le film. Ici, une chanson traditionnelle allemande, chantée du bout des lèvres par la prisonnière allemande, et qui retourne le cœur des soldats. Une chance que n’aura pas son équivalente vietminh dans Full Metal Jacket. Le film se conclue lui aussi, par deux chansons populaires : Mickey Mouse, et Paint it, Black.

On retrouve ce principe presque partout chez Kubrick (We’ll Meet Again, à la fin de Dr Folamour, Singing in the Rain dans Orange mécanique, Home, dans Shining, la Jazz Suite de Chostakovitch dans Eyes Wide Shut)… Cette petite musique, c’est évidemment un procédé, une façon de sortir le spectateur de la salle de cinéma, d’alléger le pathos qui accompagne souvent un Kubrick. Mais c’est aussi une façon de marquer le spectateur à jamais (plus facile de chantonner We’ll Meet Again que le Requiem de Ligeti). C’est enfin la petite musique de la vie ; au travers de ces chansons populaires, et de leurs paroles à double sens, on conclue le film d’une morale sarcastique. Non, nous ne rencontrerons plus jamais à la fin de Dr Folamour, car la Terre est rayée de la carte, et nous ne chanterons peut-être pas sous la pluie en pensant à Gene Kelly, terrifié par le sort qu’Alex (Et Kubrick) ont désormais réservé à cette chanson.




lundi 20 juin 2011


CineFast à l’école !
posté par Professor Ludovico dans [ Le Professor a toujours quelque chose à dire... ]

Depuis deux ans, l’ami François me fait l’honneur de m’accueillir dans sa classe d’anglais, en Classe Européenne. Il croit que je lui rends un service, mais il me fait le plus beau cadeau du monde : deux heures, rien qu’à nous, pour éduquer dans la langue de Shakespeare, de jeunes esprits à la cinéphilie.

Tout cela a commencé l’an dernier, quand la Professorinette a arboré un T-Shirt CineFast en classe (eh oui, on ne lésine pas sur le street marketing à CineFast). Intrigué, ledit François va alors sur cet honorable blog et demande dans la foulée si le Professore ne voudrait pas intervenir sur le cinéma, pendant un cours du mois de juin.

Après s’être calé ensemble sur le programme (j’avais proposé « Philosophie Politique d’Armageddon », il avait proposé « Woody Allen et Citizen Kane chez Shakespeare », on a transigé sur Titanic, évidemment.

L’objet du premier cours était de montrer comment se construit un film hollywoodien, et Titanic est parfait pour ça : vingt minutes pour poser les enjeux, trois heures pour les résoudre. François, qui avait déjà fait travailler ses élèves sur la cinématographie, s’est arrêté de son côté sur la représentation du bateau lui-même : fort et puissant au début, théâtral au milieu*, et minuscule et fragile îlot de lumière au mitan, quand justement le film amorce sa descente : iceberg, collision, naufrage.

Les élèves ont ensuite travaillé sur le calme et le frénétique, les deux fins de Titanic. En effet, nous avions posé avec eux qu’il y avait deux films en un : un film pour garçon (les vingt premières minutes, pleines de testostérone : sous-marins, hélico, cigare, chasse au trésor, Brock Lovett). Vingt minutes macho, hard boiled, et d’ailleurs toutes bleues. S’y succédaient vingt autres minutes tout de rose vêtues (vieille dame, jeune fille, chapeaux et corsets, peignes, miroirs d’argent et émotions, Rose Calvert) : un film pour filles. Il fallait donc deux fins pour parachever Titanic ; une fin action : bateau qui casse, cris, explosions, méchant puni. Mais aussi, ensuite, une tragédie calme, le silence, Rose et Jack seuls face à l’immensité de l’univers. C’est ce qui fait le succès de Titanic, d’ailleurs, et sa grande réussite : ce mélange tous publics de film catastrophe et de romance également réussis…

Le deuxième cours, destinée aux Troisièmes, était consacrée deux jours plus tard à la Sitcom. Sur la base du visionnage du Pilote de Friends, l’objectif était de comprendre la structure narrative spécifique de la sitcom, et les contraintes marketing afférentes (court, pas cher, formaté et répétitif, pour garantir les taux d’audience). Sur le même principe de pédagogue éclosive (regarde et découvre toi-même !) les élèves ont encore fait des étincelles.

Car ce qui frappe de prime abord, c’est la culture, le dynamisme, la fraîcheur des élèves sur ces sujets. Enfants de la télé, du téléchargement, et de la culture US, ils sont impressionnants d’érudition et de questionnements. Et n’hésitent pas à renvoyer le Profess(eur)ore dans ses 22. Une jeune fille de Quatrième que visiblement je bassinais sur le genre très marqué de Titanic (a film for boys, a film for girls), me reprit, sarcastique : « Alors les filles n’ont pas droit aux films d’action ? » Et deux garçons de m’interroger sur le créneau Sitcom du jeudi sur NBC : « En France c’est plutôt mardi, non !? »

Tout ça pour dire que je me suis régalé ; d’abord parce qu’il n’est rien de plus valorisant que d’apprendre quelque chose à quelqu’un, surtout à nos enfants. Et ensuite parce que nous partageons avec François cette même vision : plutôt que d’esquiver Internet et la télé, l’école (ou les parents) ont tout intérêt à apprivoiser ces outils pour donner aux enfants les grilles de lecture pour les comprendre et les décrypter.**

Ensuite parce que ce genre d’exercice renoue avec la magie intacte du cinéma. Plongez une classe d’ados dans le noir, projetez-leur Titanic sur l’écran pas terrible d’une salle de collège, passez la scène de la mort de Jack, et amusez vous compter les filles en pleurs***…

« On meurt, on passe un bout de temps à rêver, et on revient… » : c’est ce que dit David Lynch à propos du cinéma, et on ne saurait mieux dire.

*François m’a ainsi permis de remarquer que lors de la séquence culte du baiser, la proue, et le poste de commandement du Titanic sont carrément redessinés, idéalisés façon Vérone 1912 : un écrin orange parfait pour nos Roméo et Juliette cameroniens, et leur Amour Eternel).

** A l’instar, par exemple, de la démarche d’un Daniel Schneidermann en 2001, au lancement de Loft Story. Plutôt que de se lamenter sur la-télé-qui-décervèle-nos-enfants, Arrêt sur Images avait abonné une classe de CM2 à la Chaîne du Loft, et leur instituteur les avait fait travailler dessus. Des gosses de dix ans avaient compris – avant tout le monde – que Loft Story était entièrement scénarisé par Endemol, malgré toutes leurs dénégations.

*** Autre anecdote intéressante : je commence mon intervention en interrogeant les élèves ce qu’ils savent du vrai Titanic. Ils savent pas mal de choses (les femmes et les enfants d’abord, les riches qui ont survécu, l’iceberg, le SOS…), et que le bateau a coulé, évidemment… Puis je plonge la salle dans le noir, et on lance le film : cinq minutes plus tard, quand on demande aux élèves les questions que posent le début du film, ils répondent en chœur : « On se demande si le bateau va couler… » Magie, du conte, du théâtre, du spectacle encore et toujours, et pour toujours…




mercredi 6 avril 2011


Les Diables de Guadalcanal
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -Brèves de bobines -Les films ]

La CineFasterie, et la passion de la seconde guerre mondiale, n’apportent pas que des satisfactions : ainsi, ces Diables de Guadalcanal, réalisé par Nicholas Ray, produit par Howard Hughes (qui s’y connaissait pourtant en cinéma et en avions !), est une belle daube, une sorte de Battle LA fifties. L’argument : une bande d’aviateurs leathernecks (titre VO et argot désignant les Marines), sous la coupe de John Wayne, dur mais juste, bombardent Guadalcanal et se font abattre par les Faces de Citron. Un gentil adjoint (Robert Ryan) voudrait les ménager. Il s’opposera à John Wayne, mais à la fin, il deviendra dur mais juste aussi. Je vous passe l’intermède où John Wayne rentre trombiner madame à la maison et offrir un vrai sabre de samouraï à son fils. (ou l’inverse).

Pire, les séquences d’aviation, tournées au rabais, en studio, façon Têtes Brûlées, sont mélangées à des images super 8 d’époque.

A fuir.

Rendez-nous Papy Boyington, Teedjee et Gutterman !




mercredi 17 novembre 2010


GI Joe – La Revanche du Cobra
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -Les films ]

On avait onze ans et on jouait à GI Joe, Action Joe en français. Enfin, on rêvait d’y jouer, puisque ma mère m’interdisait de « jouer à la poupée ». Pas grave, on rêvait sur catalogue : Action Joe commando anglais, Action Joe Soldat Allemand, Action Joe parachutiste américain…

Dans les années 90, ces salauds du marketing l’ont relooké en GI Joe, super-soldat de science-fiction, avec hélico, roquettes bactériologiques, et cité sous-marines englouties.

Pire, ils ont décidé d’en faire un film, mais heureusement, c’est Stephen Sommers aux commandes, l’auteur des immortels La Momie et Le Roi Scorpion.

Donc on se passionne pas trop pour le scénario, mais plus pour la combinaison en latex de Sienna Miller, la Tour Eiffel qui se dissout (aucun symbole freudien liée à Miss Miller), et une séquence de poursuite dans Paris, Hummer contre Super-Soldier, plutôt rigolote.

A voir avec le Professorino, en mangeant des Pop Corn. On peut même aller pisser sans mettre sur Pause.




jeudi 1 juillet 2010


Nous ne sommes plus Lost !
posté par Professor Ludovico dans [ Pour en finir avec ... -Séries TV ]

Ça y est, Lost, c’est fini. Et s’il ne restait qu’une question dans la série événement de JJ Abrams, et une question qui nous taraudait depuis le début, c’est bien « Mais comment vont-ils faire pour boucler leur bouzin ? » Lost allait-elle être une nouvelle déception, comme les X-Files, ou même la fin du Prisonnier ? Vu l’incroyable imbroglio fantastico-mystique déballé depuis six ans, c’était hautement probable.

Depuis mercredi, on a la réponse, une réponse finalement en demi-teinte. Car contrairement à ce que l’on a pu entendre ici et là, ce dernier épisode est tout à fait logique et plausible ; tout peut s’expliquer, depuis six ans, par cette fin. Et les dernières images de la série, et la séquence post-générique, qui nous ramènent là où tout a commencé, sont parmi les plus émouvantes de la série. Le cœur est donc satisfait, et apaisé.

Mais la tête ne l’est pas : tout ça pour ça ? 121 épisodes pour finalement revenir là ? Car c’est avant tout un problème de longueur : si Lost n’avait duré qu’une année, cette fin aurait été parfaitement acceptable.

C’était compter sans les mensonges de la prod, qui avait juré ses grands dieux – et c’est particulièrement le cas de la dire – que l’île n’était absolument pas… Ce qu’elle se révèle être aujourd’hui, dans l’épisode final !

Le problème, ce n’est pas tant le mensonge, c’est l’éternel problème scénaristique du Playing God. L’auteur ne peut pas être le dieu omniscient de son œuvre, au contraire, celle-ci doit se construire avec celui ou celle qui la reçoit, lecteur ou CineFaster, spectateur de théâtre ou amateur d’opéra. Bien sûr, l’auteur à toute liberté pour jouer au chat et à la souris avec son public, mais il doit maintenir une certaine connivence. Ici, tous les fans de Lost étaient prêts à suivre JJ Abrams jusqu’en enfer – et c’est ce qu’ils ont fait finalement -, mais cette révélation finale, toute logique qu’elle soit, ne cadre pas avec le reste. Pour une bonne raison : nous nous sommes passionnés pour toutes les intrigues annexes (le projet Dharma, les Autres, le Temple, Widmore) et nous attendons des réponses… En développant ces autres mystères, les scénaristes amènent des centaines de nouvelles questions dans la tête des spectateurs (qui est Juliet ? Que veut Widmore ? Que signifient les Chiffres ?) Et comme toutes ces questions doivent trouver une réponse (c’est la base de la dramaturgie), les enjeux augmentent aussi vite qu’une table de poker. Notre intérêt grandit, et nous voulons être satisfaits : nous voulons des REPONSES*.

En résumé,si l’on était le District Attorney qui devait juger contre J.J. Abrams, Jeffrey Lieber, Damon Lindelof, et ABC, on pourrait résumer notre réquisitoire ainsi :

– 2004 : sur une commande de Lloyd Braun, JJ Abrams rewrite le concept de Lost : survivants + île mystérieuse + flashbacks. En complicité avec ABC, (mais aussi parce que toutes les séries fonctionnent ainsi) aucune fin n’est imaginée. Si la série est un succès, on ouvrira ainsi plus facilement l’histoire sur de nouvelles intrigues, et donc de nouvelles saisons.

– Le succès étant au rendez-vous, l’accusé Abrams propose alors des pistes annexes diablement intéressantes : l’expérience psychosociologique (saison 2), L’enfer, c’est les Autres (saison 3 (ma préférée)), puis il invente carrément un procède scénaristique, le flash-forward**, qui lui permet de raconter le retour au pays de nos héros. C’est brillant, mais cela ne repose pas sur grand-chose, et la série se met à décliner (saison 4)

– Comme à son habitude, le déserteur Abrams abandonne son bébé pour en adopter un autre (Star Trek, puis Fringe). Il obtient pourtant – luxe exorbitant à la télé US – le confort artistique de finir la série en deux saisons (35 épisodes !) C’est cette chance-là qu’il gâche, et c’est ce qu’on peut le plus sûrement lui reprocher, avec ses deux co-scénaristes : (saison 5 (le Voyage dans le Temps) et 6 (le Bien et le Mal) : deux saisons très faibles, dont on sent qu’elles sont très nettement fabriquées au rabais (mauvais scénarios, réalisation poussive, effets spéciaux pourris, décors en carton-pâte, dialogues miteux, et acteurs peu convaincants…)

– Désormais, il faut au tandem Lieber/Lindelof, à qui ABC a confié les clefs du camion, trouver une fin, oui mais laquelle ? Les saisons 2 et 3 ont lancé tellement de pistes passionnantes que le spectateur est accro. C’est d’ailleurs devenu si compliqué que la prod’ elle-même ne s’y retrouve plus ; elle engage un spécialiste de la continuité pour assurer la cohérence avec le reste. Cela ne suffira pas, car répondre aux questions est un art difficile, beaucoup moins amusant que d’en poser en permanence. On rajoute donc de nouveaux mystères (le Temple, l’Univers Parallèle) et de nouvelles péripéties ridicules (aller chercher l’avion, aller chercher le sous-marin, détruire l’avion, détruire le sous-marin) pour finalement aboutir à cette fin pirouette, qu’on aurait pu placer à importe quel moment de la série.

Que reste-t-il, alors, de Lost ? Des innovations (le flash forward), de beaux moments (un épisode pilote d’anthologie, le retour des Oceanic 6, le bunker), des personnages originaux (Jack, Sawyer, Hurley, Juliet, Ben, Locke, Faraday), une musique magnifique, une réalisation de grande qualité…

On retiendra aussi que JJ Abrams fut le premier à transcender son media, en ajoutant du web, et des jeux vidéos, à la structure scénaristique de la série.

Mais en même temps, qui recommanderait Lost à un newbie ? Le voyage fut passionnant (et mes 28 chroniques en témoignent), mais infligerait-on 80 heures d’une série, dont la moitié seulement est réellement passionnante ? En cela, et malgré ses nombreuses innovations, Lost est peut-être la dernière série télé « à l’ancienne ». Un pur produit industriel, manufacturé tant qu’il y a de la demande, et dont on arrête la production quand le public n’en veut plus. Ce schéma économique fonctionnait dans l’antique système de télédiffusion, à la fin du XXème siècle, quand l’on attendait chaque samedi avec impatience son nouvel épisode de Dallas. Mais dans le monde du téléchargement, de la VOD, quel intérêt d’acheter – très cher – l’intégrale de Lost quand seulement la moitié vaut le coup ? On en regarde quelques-uns, et puis on zappe. On ne va pas acheter l’intégrale…

Pour cela, Lost est condamnée à rester en deuxième division, avec les X-Files, Desperate Housewives, Heroes, 24, loin derrière le firmament des véritables œuvres : Sur Écoute, les Sopranos, Six Feet Under, Seinfeld ou A la Maison Blanche…

*A ce titre, Lost est peut-être la série à avoir le plus généré de théories, comme on peut s’en rendre compte sur l’immense Lostpedia

** Dont il fera une série éponyme, qui ne rencontrera pas le succès (une saison seulement), bientôt sur Canal+




lundi 15 mars 2010


Brothers
posté par Professor Ludovico dans [ Les films ]

Et voilà, le boulot s’accumule et on oublie de parler de Brothers, sûrement le film le plus intéressant du trimestre, hormis l’ébouriffant Shutter Island, plus rigolo mais sûrement moins profond.

Brothers, c’est un garage à Ferrari : les meilleurs acteurs de la génération trentenaires, plus Sam Shepard en beauf vétéran du Vietnam. Aux commandes, Jim Sheridan, monsieur Au Nom du Père. Et en plus un sujet qui décoiffe.

De quoi s’agit-il ? De la parabole du Bon et du Mauvais Fils, tout simplement. Sam, le bon fils (Tobey Maguire) est parfait : capitaine respecté des Marines, marié à Grâce, la plus belle fille de la ville (Natalie Portman), et père de deux mignonnes petites filles. En face, son noir opposé Tommy, le frérot qui a mal tourné (Jake Gyllenhaal) : alcool, drogue, braquage et taule. On pense évidemment à l’Indian Runner de Sean Penn, et à la chanson de Springsteen,Highway Patrolman*

Quand le film débute, le gentil frère va chercher le mouton noir à sa sortie de prison. S’ensuit un dîner familial à couper au couteau, où le père démontre un parti-pris terrifiant pour Sam.

Là-dessus, notre bon soldat part en Afghanistan… Et meurt. S’ensuit probablement la meilleure part de Brothers : l’impossible deuil de Grace*, le remord insurmontable de Tommy, qui donnerait volontiers sa vie ratée pour celle de son frère, et du père qui – aveu terrible – serait prêt à l’accepter. Mais voilà, la vie reprend ses droits, il faut élever les enfants et réapprendre à vivre, et à aimer. Ce qui doit arriver arrive : un peu éméchés, Grace et Sam se rapprochent.

C’est le moment où réapparaît Sam, pas mort, mais prisonnier échappé des talibans, et chargé d’un lourd secret.

C’est la que le film commence, car le bon fils est revenu transformé en monstre, un monstre comme seule la guerre peut en produire.

On ne racontera pas la suite, mais c’est ce propos-là qui rend Brothers passionnant : nous ne sommes pas, en effet, le produit de la génétique (et d’un quelconque gène criminel), ni des traumatismes parentaux… Au contraire, selon les circonstances, (et sous l’influence de notre passé, certes), mais surtout selon nos actes, chacun peut devenir un monstre, ou s’amender.

Une fois qu’il a trouvé un rôle possible, Tommy peut faire le bien, car il le souhaite. Et son frère Sam, le militaire (trop) parfait, peut suivre, de manière incompréhensible un code de l’honneur que l’Armée elle-même ne lui a pas demandé, ce qui l’amènera à la folie…

Le talent de Jim Sheridan, c’est de poser ses gros clichés, puis de nous prendre systématiquement à contre pied, et justement de nous amener à réfléchir sur nos propres préjuges…

On oubliera seulement la dernière minute de Brothers, qui ne gâche pas le film, mais le conclut par trop brutalement, en oubliant de résoudre quelques éléments au passage. Les 103 premières minutes les compensent aisément…

*Brothers est en fait le remake de Brodre, un film danois de Susanne Bier




jeudi 17 décembre 2009


Mystérieux Battlestar Galactica
posté par Professor Ludovico dans [ Séries TV ]

Après une saison, Battlestar Galactica reste un mystère : réinvention géniale, ou nanar de première ? Après un pilote décoiffant, les douze épisodes de la saison 1 ont alterné le meilleur (l’épisode sur la torture façon Abou Graib), et le pire (l’épisode suivant : le retour de l’épouse Tigh, limite Sex and the City). Aucune cohérence, et aucune évolution perceptible : on serait bien en peine de déceler une amélioration ou un déclin…

Il y a toujours eu du remplissage dans les séries (quelques épisodes pitoyables des X Files, au hasard), mais là, on a du mal à voir où ça pêche, tant ça pêche partout, et pourtant, on a envie de voir la suite… Les décors sont cheap, les acteurs ne sont pas excellents, les situations sont parfois carrément invraisemblables : dans un épisode, on manque d’eau, et deux épisodes plus loin, un vaisseau de luxe fait fonctionner cascades et fontaines : il serait peut être temps d’instaurer la loi martiale, non ?!

De même, comme dans les bonnes séries des années 70, les héros s’occupent de tout : t’es pilote de Viper ? Tu dirigeras la patrouille de marines dans les sous-sols, tu iras explorer la planète machin, et après, t’essaieras d’installer le patch antivirus sur le serveur central du Battlestar Galactica.

Début saison 2, ça commence pareil, avec deux épisodes consternants façon guerre du Vietnam : « Tu vas pas mourir, putain, mon pote ! », comme on n’ose plus en filmer depuis que Coppola a dépoussiéré tout ça…

Mais bon, on continue à regarder, comme un bon vieux McDo : c’est pas génial, mais on sait ce qu’il y a dedans… En l’occurrence : des révélations fracassantes, les cigares de Starbuck, les combats spatiaux étonnants, la belle musique du générique, et la petite robe rouge de Tricia Helfer…




jeudi 24 septembre 2009


Lost, saison 5, part five
posté par Professor Ludovico dans [ Séries TV ]

La dernière fois, je me suis endormi devant Lost, cette fois-ci, je me suis endormi avant. Ce qui est bon signe, c’est que c’est Locke qui m’a réveillé, avec son petit sourire en coin, et ses réflexions sur la vie et la mort. Et aussi ce pauvre Ben, qui se fait encore tabasser. Certains diront qu’il l’a bien mérité, car cet épisode nous a permis de nous rappeler l’étendue de ses vilenies.

Ainsi, le puzzle se met en place, mais pas très vite. On met la pièce a) avec la pièce b) et la pièce y) avec la pièce z). Pour le plan d’ensemble, on repassera. Ne comptez pas savoir à quoi sert le projet Dharma…

Mais, autre bon signe, l’humour est revenu, grâce à Hurley, qui dresse via les relations père-fils de son collègue une métaphore hilarante de Star Wars.

Et enfin, il y a de plus en plus de sous-marins dans Lost. Un bon présage ?




jeudi 10 septembre 2009


Eyes Wide Shut
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -Le Professor a toujours quelque chose à dire... -Les films ]

J’avais pris des engagements Kubrickiens au début de l’année, et puis vous savez ce que c’est, le boulot s’accumule (The Wire-Lost-les Tudors), et on a le temps de rien. Et puis tout à coup hier soir, l’insomnie pointe : il est temps de regarder Eyes Wide Shut.

Ce qui est important de noter, tout d’abord, c’est que c’est le dernier film de Kubrick. On dit que les chats sentent leur mort venir, eh bien les grands cinéastes, aussi. Le grand Stanley se lâche dans Eyes Wide Shut comme jamais. On retiendra par exemple que le dernier mot proféré à jamais par le Maître (du moins, dans ses films, mais s’est-il jamais exprimé ailleurs ?), ce dernier mot, c’est « Fuck ».

Ça ouvre à toutes les interprétations possibles (fuck the studio, fuck la censure), mais pas besoin d’aller bien loin : Eyes Wide Shut est le 2001 du sexe. Du fessier de Nicole Kidman (plan 1), à cette dernière réplique, rien n’aura changé sous le soleil : on déclinera le fuck à toutes les sauces.

Alors Kubrick, pervers pépère sur le retour ? Sûrement pas, tant son œuvre est irriguée par le sexe : des sous-entendus graveleux de Spartacus, des orgies de Barry Lyndon à Orange Mécanique, des viols de Full Metal Jacket aux problèmes de fluides corporels de Dr Folamour, le sexe n’est pas ce qui manque aux films du sexologue SK. Avec en ligne de mire, l’irrationalité de nos pulsions, la sauvagerie bestiale du désir.

Mais là, dans EWS, il y a une ambition particulière : faire un film entier là-dessus, sur le désir et la jalousie, sur l’incompréhension entre les sexes. Et une autre ambition, plus perverse : faire tourner ensemble le couple le plus hot du moment, Cruise-Kidman. Un viol des conventions, deux giga-stars vont tourner ensemble, faire l’amour ensemble, puis avec d’autres, se déchirer, une prise de risque énorme pour des acteurs de ce niveau. Mais bon, qui refuse quelque chose à Kubrick ?

Ça commence donc très fort, comme un disclaimer de jeu vidéo : interdit au moins de 18 ans, on n’est pas là pour rigoler. Premier plan : les fesses de Mrs Kidman. Deuxième plan : Nicole s’essuie après avoir fait pipi. Troisième plan, elle remet sa culotte. En 1999, le choc est énorme : on entre dans les cuisines des Cruise. Imaginez aujourd’hui la même chose avec Angelina Jolie et Brad Pitt…

Mais cet effet de banalité, appliqué sur des stars habituées au Walhalla Hollywoodien, c’est à la fois une méthode de domination de Stanley (« Vous ferez tout ce que je vous demanderais »), mais aussi un introduction au propos d’Eyes Wide Shut : Qui suis-je ? Qui est réellement ma femme ? Où suis-je dans l’échelle sociale ?

Car Bill Harford a toutes les raisons d’être satisfait de lui-même : médecin new-yorkais réputé, femme superbe, petite fille gentille, appartement somptueux orné de toiles de maître*, et des amis hauts placés. Pourquoi semble-t-il aussi coincé, pendant cette première demi-heure du film ? Pourquoi sa femme semble-t-elle excédée, dès qu’elle n’est plus dans le champ de vision de son mari ?

Bill Harford va bientôt découvrir qu’il vit dans une illusion, et que, si haut que l’on soit dans l’échelle sociale, on est toujours le laquais de quelqu’un. Bill Harford, grand médecin, n’est que l’éboueur de gens beaucoup plus puissants que lui.

Comme l’a formidablement raconté Frederic Raphael dans son livre Deux ans avec Kubrick, le réalisateur n’a jamais vraiment expliqué le changement radical appliqué à la nouvelle de Schnitzler, Rien qu’un Rêve. Dans cette nouvelle, qui se déroule dans le Vienne du début du siècle, c’est d’antisémitisme dont il s’agit. Le bon docteur croit être introduit dans la bonne société viennoise, mais juif il est, juif il restera. Fasciné par cette nouvelle, Kubrick a rêvé toute sa vie de l’adapter, et a fini par le faire. Mais il a demandé à son co-scénariste de la goyiser au maximum, en insistant notamment sur le fait que le héros devait avait un nom WASP, et passe-partout. Bill Harford était né.

Cette volonté simplificatrice, outre l’espoir de gommer peut-être certains aspects autobiographiques douloureux pour Kubrick, a sûrement aussi pour but de renforcer l’aspect conte de fées d’Eyes Wide Shut. Car c’est bien d’un conte de fées dont il s’agit. Un conte pour adultes, pour adultes consentants, mais quand même un conte de fées.

Le héros, gentil prince, subira mille épreuves pour revenir à la maison, transformé mais heureux. On ajouterait bien « pour toujours », mais Nicole Kidman nous l’interdit : « Forever ? Je n’aime pas ce mot ».

Avant, notre petit poucet aura traversé toutes les tentations du sexe, sans y succomber. Toutes les perversions, même : triolisme (les deux filles à la fête), prostituées, pédophilie (la très jeune fille du loueur de costume), homosexualité (le gardien d’hôtel), nécrophilie (Amanda à la morgue), et bien sûr, la fameuse orgie.

Pourquoi Bill en est arrivé là ? Tout simplement parce qu’à la 33ème minute, Mme Kidman lance le film. Un peu shootée, un peu pompette, elle démolit soudain son benêt de mari, qui croit tout savoir sur les femmes, le désir, les aspirations humaines. Et qui – très mâle américain -, aime sa femme, ne peut envisager l’adultère, et ne peut envisager que sa femme l’envisage « I love you. You’re my wife. I know you. I trust you. I won’t do it because you’re my wife… »

Mais mon pauvre, lui répond-elle, tu connais que dalle ! Non seulement tu ne comprends rien à mes désirs, mais rien non plus aux tiens !

Cette révélation déstabilise le pauvre Bill, qui entame alors son odyssée nocturne. Auparavant, Kubrick nous a infligée trente minutes pénibles, à contre-temps du reste du film : la soirée chez les Ziegler. Les dialogues y sont longs, très volontairement étirés, Cruise et Kidman jouent faux. On se demande dans quelle galère on est tombé. Pourtant, les indices kubrickiens sont là : nous sommes dans une phase préparatoire : observe bien l’insecte Bill, ami spectateur, car c’est de lui le héros de cette histoire. Ce garçon est faux, mais pas mauvais au fond. Sa femme va lui donner la bonne leçon dont il a besoin.

Cette leçon, c’est Manhattan, l’île de la Tentation : abasourdi par les révélations, ivre de vengeance, ressassant inutilement les images fantasmatiques de quelque chose qui n’a pas eu lieu (sa femme et l’officier de Marine), Bill Harford dans ses pérégrinations nocturnes va avoir maintes occasions de se venger de sa femme. Il ne cherche rien ; les femmes viennent à lui… Bizarrement, il ne cède à aucune. Un coup de fil de sa femme ? Il lui ment, mais renonce à coucher avec la jolie prostituée. La vieille fille est prête à l’emballer dans la chambre même où son père vient de mourir ? Le professionnalisme du Dr Harford reprend le dessus. On lui propose une mineure pas farouche, il refuse. Il retrouve la pute toxico de chez Ziegler à la Morgue ; plus trop professionnel, il se penche pour embrasser le cadavre, mais renonce, à dix centimètres du visage. Quand on est en conflit avec son désir, dirait le psy, c’est qu’on ne se connaît pas bien. Le Professore confirme : Bill Harford ne sait plus qui il est. Il passe son temps, d’ailleurs, à justifier son identité : « Je suis le Dr Harford » en montrant frénétiquement sa carte de médecin.

Mais le vrai test, c’est évidemment l’Orgie, scène centrale du film, étendard de Eyes Wide Shut. Bill Harford croit être quelqu’un ? Comment mieux le prouver qu’en entrant dans le Saint des Saints, réservé aux initiés qui connaissent le mot de passe magique ? Malgré la gentille fée (à poil) qui tente de le dissuader, il persévéra au risque de perdre la vie. La fée devra se sacrifier pour le sauver. Mais, humiliation suprême, l’épreuve n’en était pas une, cette cérémonie terrifiante n’était qu’un jeu de rôles pour capitaines d’industries partouzeurs. Un, mon petit Bill, tu ne fais pas partie de ce milieu, et deux, tu es un sacré parano ! Si au lieu de fantasmer, tu allais baiser ta femme, pour commencer ?

Cette chronique ne serait pas complète sans un passage en revue des thèmes d’Eyes Wide Shut. Marchons en cela dans les traces du livre séminal de Michel Ciment, Kubrick – que toute personne considérant le cinéma comme un art – devrait lire une fois dans sa vie.

Le Diable

Pour un film sur la tentation, qui emprunte parfois ses codes au film d’horreur (musique, éclairage), la présence du Grand Fourchu dans Eyes Wide Shut n’était pas une surprise. Il apparaît par deux fois, en séducteur hongrois chez les Ziegler, puis sous la forme du pianiste (petite barbiche, sourire machiavélique, et éclairage en contre plongée…) Le satanisme n’est pas loin, dans la cérémonie initiatique de l’orgie, mais aussi dans ces étranges éclairage de Noël chez les Ziegler, qui font penser à des pentacles maléfiques. Mais après, tout, Victor Ziegler n’est-il pas le vrai diable dans cette affaire ?

Eros et Thanatos

On dit que la présence de la mort est indispensable à la mécanique du désir : Kubrick reprend en tout cas cette thèse à son compte. Avant d’être érotique, Eyes Wide Shut fait surtout peur. Musique glaciale de l’orgie (opposée à la soupe jazzy de la fête new-yorkaise), masques terrifiants, déclaration d’amour dans la chambre d’un mort, embrassade de cadavres, sans parler du sida qui traîne : Kubrick joue sur les contrastes. L’éclairage du film est à l’avenant, opposant le violent au pastel, et les beiges/orangées, couleurs chaudes de la vie, au bleus glacials de la nuit et de la mort.

L’odyssée

On pense évidemment à Homère, et son héros voguant sur des océans dangereux, tandis que son épouse est restée à la maison. Bill rencontre des sirènes et des monstres, et rentrera aussi à la maison, heureux après un beau voyage. Mais on pense aussi à Joyce, à l’errance de Daedalus, le cocu de Dublin, et au monologue de Molly.

Venise/Shakespeare

Pas à proprement parler un thème, mais plutôt un motif : Venise, ou plutôt une Venise de pacotille, une Venise shakespearienne, parcourt le film. Les masques bien sûr, Dom Juan et le Commandeur, mais aussi Fidelio, et la pizzeria Vérone, ostensible dans les rues de New York.

Le conte de fées

Sa femme s’appelle Alice, et elle l’entraîne dans un wonderland pour adultes. Mais d’autres emprunts signe l’aspect fabuleux d’Eyes Wide Shut : les deux filles proposent d’emmener Bill « under the rainbow », allusion au Magicien d’Oz. Il finit par y aller, seul : le magasin de costumes s’appelle Rainbow. On y trouve des japonais bizarres, dont l’un d’entre eux est même habillé en lapin ! Et là, la fille du costumier murmure, presque de manière inaudible (comme un sort, ou un code secret) : « Vous devriez prendre un col d’Hermine ». Mystère et boule de gomme…

L’orgie est aussi une cérémonie initiatique : mot de passe, déguisement, masque pour entrer au château. Une gentille fée essaie de le prévenir, comme dans un rêve. Mais il sera démasqué et humilié, par son talon d’Achille : il ne connaissait pas un mot de passe… qui en fait n’existe pas, comme le révélera le Magicien (Ziegler). Au final, nous réalisons de plus que tout cela n’est rien qu’un rêve…

Les masques

C’est le gimmick du film, sa signature, mais c’est surtout qu’Eyes Wide Shut est un film sur les apparences. Bas les Masques ! Derrière le gentil bourgeois, père aimant, mari attentionné se cache quelqu’un d’autre. Bill ne cesse de se cacher, derrière une multitude masques : son nom, sa profession, son professionnalisme froid et mesuré (porte d’entrée dans la haute bourgeoisie, ou porte de sortie chez la vieille fille). Il croit pouvoir se cacher en empruntant des codes (mot de passe, déguisement), mais est trahi par son ignorance (il n’existe pas de mot de passe), sa bêtise (le contrat de location), et sa basse extraction (il est venu en taxi).

Noël

C’est le positionnement dans le temps de cette histoire (la fin de l’année), mais c’est sûrement plus que ça. Dans presque tous les décors, il y a des sapins de Noël. Au début assez évidents, ils deviennent un sujet d’interrogations a posteriori, d’autant que le film se termine dans un magasin de jouets. Car en rentrant chez lui après son ultime épreuve, Tom Cruise éteint le Sapin. Il ne croit plus au Père Noël ? Sa femme va le ramener au magasin, et – gentille Mère Noël -, le rassurer et lui confier le fin mot de l’histoire : « Il ne reste qu’une chose à faire, (maintenant que nous ne sommes plus des enfants ?) : baiser ! »

Eyes Wide Shut, comme tous les Kubrick, fut une déception à sa sortie, pour les Kubrickiens en premier, tétanisés par la rumeur que le Maître, mort avant la sortie, n’aurait pas fini le film. Il déçut aussi la Warner, qui avait parié beaucoup sur le caractère porno de l’affaire et sur le scandale afférent : on masqua les corps aux USA, mais le film ne fut pas remonté. Au final, Eyes Wide Shut ramena de l’argent, comme tous les Kubrick : 55 millions de dollars (pour un budget de 65M$, et fini par gagner de l’argent à l’international). Comme tous les Kubrick, il est régulièrement diffusé à la télé, signe évident de la postérité qui s’annonce… Annonciateur de la vague porno-chic, le film a fait école. Mais surtout, il reste le dernier témoignage d’un auteur réputé misanthrope, et qui laisse pourtant un film plein d’humanité.

* signé par Mme Kubrick, comme dans Orange Mécanique