jeudi 8 novembre 2018


Orange Mécanique
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -Les films ]

« Il y avait moi, c’est-à-dire Alex, et mes trois droogies, c’est-à-dire Pete, Georgie et Dim. Nous étions installés au Korova Milk Bar à nous creuser le rassoudok pour savoir où passer la soirée. Au Korova on sert du Lait plus, lait plus Vellocet ou Synthemesc ou Drencrom. Nous, on en était au Drencrom, ça vous affute l’esprit et ça vous met en train pour une bonne petite fête d’ultra violence. »

En 1968, Stanley Kubrick sort du tournage éreintant de 2001. Son projet napoléonien est tanké par la Warner, suite à l’échec du Waterloo de Serge Bondartchouk. Il s’oriente alors vers un projet beaucoup plus simple : tourner rapidement, en décors naturels : ce sera Orange Mécanique, l’adaptation du livre d’Anthony Burgess. Publié en 1962, celui-ci a déjà fait scandale. Mais celui du film sera énorme. Incompris, malgré (ou à cause) de son succès public, Orange Mécanique est toujours aussi incompris aujourd’hui. Le film, très à la mode à sa sortie, est forcément daté aujourd’hui. Mais son « apologie de la violence » semble aujourd’hui bien terne.

En fait, Orange mécanique est bien plus que l’objet pop, c’est une comédie noire, un conte voltairien, au message philosophique toujours aussi puissant. Décryptage.

Sexe et…
C’était le premier argument de vente du film : Sexe et Ultraviolence*. Ce n’est pas pour autant que le film soit très excitant. Il n’y a pas d’érotisme dans Orange Mécanique (contrairement à Lolita, Barry Lyndon, Shining). Non, il n’y a qu’une vision mécanique du sexe. La vision d’Alex. Baiser des filles à la chaine, d’accord ou pas d’accord. Prendre de la drogue et se bastonner. Puis écouter la musique du grand Ludwig van …
Mais comme souvent chez Kubrick, le sexe est là où on ne l’attend pas. Malicieusement caché dans le décor, à droite et à gauche : chez le disquaire, où des jeunes filles léchouillent des sucettes-pénis ; au Moloko Milkbar, où le lait dopé à la drogue sort des seins d’une statue actionnée par une manette en forme de bite… et c’est sans compter la femme aux chats, collectionneuse d’art contemporain aux toiles un peu spéciales et aux sculptures spectaculaires… Le sexe est partout dans Orange mécanique. Mais pas le désir. Et c’est précisément de ce désir qu’on va priver Alex, lors de la fameuse séance de la méthode Ludovico. Après avoir été forcé d’ingurgiter ce qu’il aimait avant (films violents, pornos, péplums et défilés nazis sur fond de Beethoven), Alex se voit présenter une vraie femme, un mannequin sublime, dont la poitrine nue fait sortir les yeux des orbites du Gardien Chef, et du prêtre de la prison. Mais Alex le violeur a été débarrassé de ses désirs : il n’en voudra pas, pire, il aura la nausée à la simple idée de toucher cette poitrine. C’est paradoxalement le moment où le sexe est le plus frontal que le désir est le moins important.


…Ultraviolence…

C’était l’autre argument de vente d’Orange mécanique ; évidemment on est servis. Comme toujours chez Kubrick, Eros et Thanatos ne font qu’un. Aujourd’hui, cette violence parait légère, mais c’est oublier qu’à l’orée de ces années 70, le film de Kubrick ouvre la voie avec d’autres (Peckinpah, Penn, Fuller) d’une représentation plus réaliste de la violence. Mais le thème de la violence parcourt depuis toujours la geste Kubrickienne. Peur et Désir. Ultra Violence et Sexe. Michel Ciment le signale dans son Kubrick et l’illustre, photogrammes à l’appui : Alex saute sur le pauvre Dim comme le singe de 2001 attaque ses congénères. Dès qu’on enlève l’enveloppe sociale, rien n’empêche la bête qui est en nous depuis la préhistoire reprendre le dessus. Full Metal Jacket, Shining, le sujet est le même : la sauvagerie, et le corset social qui tente de l’empêcher.

… et Beethoven
Mais le pire scandale à l’époque, c’est d’associer cette violence à la musique classique. Voilà un voyou, et il aime Beethoven, la musique de la bourgeoisie ? Scandale ! Deuxième film où l’auteur de 2001 renonce à utiliser une musique originale, Orange Mécanique magnifie chaque pièce utilisée. Le viol et la bagarre d’ouverture traitée comme un ballet, sur La Pie Voleuse de Rossini. Le sexe threesome sur L’Ouverture de Guillaume Tell. La Neuvième Symphonie, presque partout. Comme dit Alex, « on n’a pas le droit de faire ça à Beethoven ». Pourtant, Kubrick ne s’en prive pas. C’est en fait un double contrepoint : l’opposé exact de la symphonie 2001, où la musique magnifiait la pureté des images. Ici, le film est presque tourné en 16mm, et la musique est dénaturée par le synthétiseur Moog de Walter Carlos… Mais c’est aussi une musique commentatrice, qui ironise sur l’histoire d’Alex.

L’hypocrisie sociale et la corruption
Orange Mécanique est d’abord une charge noire contre une société occidentale (et en particulier l’Angleterre) en pleine déliquescence. Les élites ne savent plus à quel saint se vouer ; la police, la prison ne sont plus la solution pour contenir la délinquance. Le verrou de l’ordre et de la morale a sauté dans toutes les strates de la société ; les flics se comportent comme des voyous (on finit même par recruter les droogs d’Alex dans la Police), les politiciens sont corrompus, de droite comme de gauche. Même les vieux se comportent comme les jeunes. Le clochard, tabassé au début par Alex, se plaint qu’on ne respecte plus les personnes âgées. Mais lui-même inverse les rôles à la fin. La vieille dame aux chats donne des cours de Yoga, mais dit des obscénités, et en accroche au mur. Le Ministre de l’Intérieur, censé représenter la justice et l’ordre, n’est en fait que chaos et opportunisme derrière une façade élégante. Les partis de gauche n’hésitent pas à instrumentaliser Alex – jusqu’à le pousser au suicide – pour faire avancer la Cause.
Le gardien-chef de prison est très strict, très vieille Angleterre ; mais il n’écoute pas les sermons de l’aumônier, ou est troublé par les formes sculpturales du mannequin. Les parents, professent à tout bout de champ amour parental et filial mais refusent pour de basses raisons financières d’accueillir leur fils. Dans ce monde pourri, Alex fait office de martyr. C’est normal, Orange Mécanique est un conte augustinien.

Saint-Augustin et le libre arbitre
On trouvera dans le film une étrange incarnation de la théorie de Saint Augustin. Au cinquième siècle, le penseur chrétien nous dit que Dieu a confié à l’homme le choix de faire le Bien. Et que nous avons donc la liberté… de faire le Mal. C’est notre choix. Ce que nous dit Kubrick, dans la continuité, c’est qu’on ne doit pas priver quelqu’un de ce libre arbitre, au risque de payer de très lourdes conséquences. Appliqué au jeune droog Alex, la méthode Ludovico est tout le contraire du message augustinien : Alex est soigné pour faire le Bien, et uniquement le Bien. Il en devient malade, sans désir, sans famille, battu et humilié comme Job. Sauf que lui le mérite ? Non, dit Kubrick, on ne doit pas faire cela, même à une telle créature. Et, c’est comme par hasard un prêtre, seul véritable opposant à la méthode Ludovico, qui administre à Alex, (et donc au spectateur), ce message. Paradoxalement, Kubrick ridiculise pourtant l’aumônier dès sa scène introductive, où il lui fait surjouer son sermon. Pourtant c’est le seul personnage positif de cette farce, le seul qui n’ait pas d’agenda caché, le seul qui ne soit pas hypocrite. Il n’applaudit pas la démonstration de la méthode, il se dresse contre le politicien véreux. En vain, évidemment.

Le masque
Le masque est certes un thème récurrent chez Kubrick**. Mais il est particulièrement à l’œuvre dans Orange Mécanique. Les droogs portent des masques de nez-phallus pendant leurs méfaits. Mais le vrai masque, c’est le visage de protagonistes, et le jeu outré des acteurs qui les incarnent***. Le visage de l’écrivain handicapé (Patrick Magee), est à la fois un masque réel (le visage doucereux masquant ses complots futurs) et un masque de comédie (la jouissance de la vengeance). Car c’est bien de cela dont il s’agit. Qu’est-ce qui se cache derrière un visage ? L’outrageux maquillage des « gens des médias » de la scène au Moloko Milkbar ou celui, raté, de la mère d’Alex, le rire diabolique de son fils, les faux sourires timides des adolescentes qui rejoindront dans cinq minutes le lit dudit Alex… ? On voit bien le motif ; derrière le visage, le masque, l’apparence, c’est exactement le contraire qu’il faut lire. Le politicien de droite utilisera sans vergogne la racaille qu’il prétend combattre, le politicien de gauche utilisera le lumpen prolétariat à n’importe quel prix. Les gentils parents chercheront d’abord leur intérêt pécuniaire. Les droogs serviles d’Alex se vengeront de lui dès qu’il aura le dos tourné. Seul surnage le prêtre, ridiculisé, et Alex, le héros de cette histoire qui se présente lui-même comme un martyr du conte philosophique voltairien qu’on appelle L’Orange Mécanique. Tel Candide, il a erré de par le monde. Sa bosse une fois roulée, il vient nous raconter ses malheurs : « Allez-y, faites-moi la peau, bande de fumiers et de lâches. Je m’en fous, j’ai pas envie de vivre, surtout dans un monde aussi dégueulasse que celui-ci. »

C’est cela le message de Kubrick, le programme qui irrigue tous ses films. Nous prétendons être des hommes, on nous a confié ce précieux libre-arbitre, et pour autant, nous nous conduisons souvent comme des bêtes****. Pour une fois, Kubrick témoigne un minimum d’empathie pour son personnage, probablement parce que c’est le plus réellement, authentiquement, méchant de sa filmographie.

Est-ce pour cela qu’Orange Mécanique est toujours incompris ?

Mais au fond, Kubrick a-t-il jamais été compris ?


* « L’histoire d’un jeune homme qui s’intéresse principalement au viol, à l’ultraviolence, et à Beethoven »
** Il en a même fait un film : Eyes Wide Shut
*** Signalant au passage la volonté comique de l’œuvre
**** Héritage que reprend volontiers un David Fincher