dimanche 30 octobre 2011


Les Sentiers de la Gloire
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -Le Professor a toujours quelque chose à dire... -Les films ]

Le scénario des Sentiers de la Gloire est-il vraiment signé Jim Thompson ? Ne serait il pas plutôt l’œuvre de René Girard, l’auteur de « La Violence et le Sacré » ? La question peut être posée, tant le sujet des Sentiers de la Gloire semble épouser les thèses du dernier philosophe méconnu des français. Pour cela, il aurait fallu le Framekeeper sous le bras, professeur agrégé de Girardisme, mais il répugne à fréquenter le VIème arrondissement en dehors d’une rétrospective Ozu. De toute façon, il est probablement en Corse à l’heure qu’il est…

Résumons.

Dans ce quatrième film de Kubrick, et dans sa première superproduction, l’ensemble de la Doxa Kubrickienne est là. (Vous pouvez par ailleurs retrouver ici toutes les chroniques consacrées à la filmographie Kubrick) mais pitchons déjà le film…

Dans Les Sentiers de la Gloire, le général Mireau est chargé de prendre une position réputée imprenable, la Fourmilière. Il refuse, mais quand on lui promet une promotion, il change d’avis. Le 701°, commandé par le Colonel Dax (Kirk Douglas) part donc à l’assaut, et échoue. Le Général en chef, Broulard (Adolphe Menjou) veut des coupables. Machiavélique, Mireau lui propose quelques soldats à fusiller pour l’exemple.

L’un est tiré au sort (alors qu’il a été cité à deux reprises pour bravoure), un autre parce que son lieutenant le trouve asocial, un troisième parce qu’il a menacé son supérieur de dénoncer sa lâcheté lors d’une patrouille qui a mal tourné.

Dax, assure leur défense en cour martiale, – il est Avocat dans le civil -, mais nos héros sont fusillés.

Conclusion inattendue dans une taverne : des soldats du 701°, huent une pauvre « prise de guerre » (c’est ainsi qu’elle est présentée), une jeune allemande (Christiane Harlan, future Madame Kubrick). Seule contre cette bande d’hommes déchaînés, la jeune fille semble n’être bonne à rien, à part se faire violer (le patron de la taverne montre complaisamment sa poitrine, son « seul véritable atout »). Mais voilà, elle se met à chanter, les soudards se taisent, et bientôt, sont émus aux larmes.

La Violence et le Sacré

Commençons donc par Girard…

Ces trois hommes, innocents aux yeux des règlements militaires (ce sont les officiers de la cour martiale qui le disent eux-mêmes), sont à l’évidence victimes d’une terrible injustice.

Chez Girard, et sa théorie de la victime mimétique, il faut un bouc émissaire qui « purge » la société de ses péchés. Pour que tous vivent, il faut que l’un meure. D’où son explication de la tragédie biblique de Job (un homme riche, honnête, religieux, sur qui s’abat soudain tous les malheurs du monde). Ici, dans les Sentiers de la Gloire, pour emmener tant de monde à l’abattoir, il faut non seulement un ennemi identifié (l’allemand, l’allemande), mais aussi gérer l’ennemi intérieur (le traître). Si l’offensive est ratée, il faut trouver des coupables. Cela ne peut être une faute collective (dans ce cas, c’est la défaite assurée), c’est forcément la faute de quelques-uns. Nos trois héros feront parfaitement l’affaire, car, justement, ils sont parfaitement innocents. Car comme le dit le Général en Chef « Rien de plus revigorant que de voir quelqu’un mourir à côté de soi ! », paraphrasant presque le Ernst Jünger du Journal Parisien, qui notait en 1942 : « Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, mais tout ce qui nous tue nous rend encore plus fort ! »

Mieux, ce processus s’étend, et Mireau est bientôt lui aussi sacrifié par le Général en Chef qui l’envoie en commission d’enquête, quand Dax lui amène sur un plateau la preuve de son incompétence (il attaque en sous-effectif, fait tirer sur sa propre troupe par l’artillerie, etc.) Pour sauver les soldats, il faut sacrifier trois soldats, pour sauver le corps des officiers, il faut sacrifier un officier…

Et personne, à part le Colonel Dax, qui prend là une pose christique – rôle fétiche chez Kirk Douglas – ne viendra s’en offusquer. Kubrick ne montre d’ailleurs le soutien d’aucun camarade, et se complait au contraire à mettre en scène l’extrême discipline qui procède à leur exécution. Et offre ce contrepoint passionnant (car nous nous sommes évidemment mis du côté des « pauvres soldats face à la boucherie des officiers ») en inversant ce point de vue dans la conclusion : en cinq minutes, voilà les « pauvres soldats » devenus des bêtes immondes face à une femme seule, puis, nouveau retournement, agneaux émus aux larmes par son chant. Toute la vision Kubrickienne de l’humanité est là.

Le faible secours des structures sociales

Malgré l’organisation hyper structurée de nos sociétés modernes, Kubrick montre qu’elles ne sont d’aucun secours face à l’injustice. Le cas des trois soldats est léger, mais rien n’arrêtera l’arbitraire en train de se commettre : ni la structure militaire, pourtant ultra-réglementée, qui fournit un cadre juridique à la condamnation des soldats, et, donc – théoriquement – la possibilité de se défendre, ni même l’accumulation de preuves en leur faveur (l’officier d’artillerie qui a refusé de tirer sur ses troupes sans ordre écrit, et qui obtient gain de cause). De même, la religion ne sera d’aucun secours (que l’on soit croyant ou non, rien ne change l’absurdité de la mort). On retrouvera le thème du prêtre inutile dans Orange Mécanique.

La décadence Mitteleuropa

Dans les Sentiers de la Gloire, on trouve une valse de Strauss, beaucoup moins célèbre que celle de 2001, mais qui remplit un rôle similaire : montrer une société à son apogée mais qui court à sa perte (les ors des palais austro-hongrois XIXème, pendant de la perfection technologique de l’humanité du XXIème siècle). La Mitteleuropa, ses bals, et ses militaires en tenue d’opérette, ou les cadres froids, technos et inhumains de 2001 dansent sur la même valse. Il faudra un événement d’envergure (une guerre, un monolithe E.T.) pour changer d’ère.

Comme dans 2001, Kubrick joue de la perfection des alignements. Palais XVIIIème filmés au cordeau, défilés et alignement militaires filmés volontairement « dans l’axe », premiers travellings arrière qui formeront sa marque de fabrique, tout cela est opposé à la brutalité de l’offensive, qui elle est filmée de coté, sans héroïsme aucun. Les singes d’un coté, la sauvagerie de l’homme, filmé en opposition des « œuvres de civilisation », palais ou vaisseaux spatiaux. Mais on meurt dans la boue dans toutes les guerres, dans Les Sentiers de la Gloire, dans Barry Lyndon, dans Full Metal Jacket.

La patrouille perdue

Etrange obsession. La patrouille perdue, c’est le thème du « brouillon » Peur et Désir, premier film maudit, dont Kubrick essaya de détruire toutes les copies, tant il jugeait l’œuvre indigne de lui. Peur et Désir ? Etrange comme ce simple titre peut pourtant définir toute l’œuvre Kubrickienne. De quoi parle Fear and Desire ? D’une patrouille qui se perd en territoire ennemi, rencontre une ennemie, et veut la violer… Full Metal Jacket ? Une patrouille se perd dans Huê et manque d’être décimée par une sniper vietminh. Rattrapée, les Marines évoquent la possibilité de la violer, puis finalement l’achèvent… Dr Folamour ? Un avion perd ses codes en territoire ennemi, est incapable d’interpréter un message de retour, et déclenche l’apocalypse nucléaire parce qu’un colonel a des « problèmes d’érection ». Les Sentiers de la Gloire ? Une patrouille se perd, et tue par erreur un camarade ; cet événement déclenchera la condamnation d’un des trois soldats, tandis qu’on évoque la possibilité de violer la jeune allemande à la fin… ces coïncidences n’en sont pas ; la peur et le désir sont étroitement liés chez Kubrick. Une fois effrayé par la méthode Ludovico, Alex n’a plus de désir, même pour une très belle femme nue, dans Orange Mécanique. Bill Hartford patrouille lui aussi les « yeux grands ouverts » dans la nuit new-yorkaise, qui est à la fois la nuit des désirs, mais aussi la nuit de la terreur, celle de sa paranoïa, mais celle aussi de la vraie violence (la bande de hooligans, les libertins masqués, le type qui le suit). Bill sombre dans la peur plutôt que de suivre le conseil final de sa femme : « Fuck ». De même, Barry Lyndon est prêt à toutes les violences pour le sexe ; affronter en duel un militaire de carrière pour séduire une cousine, affronter la noblesse du royaume pour conquérir puis garder Lady Lyndon. Non cher Stanley, tout était là dans votre première œuvre. C’est sûrement empli d’effroi que vous avez détruit les bobines….

La musique, commentateur ironique

Tout le monde le sait, la musique est un élément à part entière de la chorégraphie Kubrickienne. C’est surtout vrai pour sa période « Couleur », quand il décide de se passer de musique originale et piocher directement dans le répertoire (2001 et suivants). Mais des prémices se trouvent déjà dans ses premières œuvres. Dans Les Sentiers de la Gloire, cela commence même dès le générique : une Marseillaise tonitruante, qui se conclue par un bizarre accord mineur : tout est dit. Le Patriotisme, royaume du mode Majeur, mais surtout « dernier refuge de la canaille », selon le Colonel Dax, se termine en Mineur : la guerre, la souffrance, et la mort. Mais il y a aussi l’introduction d’un pattern typiquement Kubrickien : la musique populaire qui sert à clôturer le film. Ici, une chanson traditionnelle allemande, chantée du bout des lèvres par la prisonnière allemande, et qui retourne le cœur des soldats. Une chance que n’aura pas son équivalente vietminh dans Full Metal Jacket. Le film se conclue lui aussi, par deux chansons populaires : Mickey Mouse, et Paint it, Black.

On retrouve ce principe presque partout chez Kubrick (We’ll Meet Again, à la fin de Dr Folamour, Singing in the Rain dans Orange mécanique, Home, dans Shining, la Jazz Suite de Chostakovitch dans Eyes Wide Shut)… Cette petite musique, c’est évidemment un procédé, une façon de sortir le spectateur de la salle de cinéma, d’alléger le pathos qui accompagne souvent un Kubrick. Mais c’est aussi une façon de marquer le spectateur à jamais (plus facile de chantonner We’ll Meet Again que le Requiem de Ligeti). C’est enfin la petite musique de la vie ; au travers de ces chansons populaires, et de leurs paroles à double sens, on conclue le film d’une morale sarcastique. Non, nous ne rencontrerons plus jamais à la fin de Dr Folamour, car la Terre est rayée de la carte, et nous ne chanterons peut-être pas sous la pluie en pensant à Gene Kelly, terrifié par le sort qu’Alex (Et Kubrick) ont désormais réservé à cette chanson.


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