jeudi 15 janvier 2009


Blade Runner
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -Les films ]

I’ve seen things you people wouldn’t believe.
Attack ships on fire off the shoulder of Orion.
I watched C-beams glitter in the dark near the Tannhauser gate.
All those moments will be lost in time, like tears in rain.

Ah, magie de Blade Runner ! Magie toujours à l’œuvre, malgré les ans, malgré les effets spéciaux numériques, malgré Matrix. Magie qui, d’ailleurs, masque une histoire assez faible (le chasseur tombe amoureux de la proie, le chasseur est une proie), bref, une histoire aussi vieille que le monde lui-même.

Non, ce qui reste de Blade Runner, ce sont les acteurs, et la déco. Blade Runner est un film de révélations : Harrison Ford dans un vrai personnage (c’était un scoop, à l’époque) ; il fera beaucoup mieux et beaucoup moins bien. Mais il y a aussi l’immense Rutger Hauer, qui ne fera malheureusement rien de mieux, il y a Daryl Hannah, et l’incroyable beauté de Sean Young. Génie de Ridley Scott, qui transformera une très mauvaise actrice (Hollywood le pensait avant, et le pensera après, quand elle harcelera sexuellement le gratin local pour dégoter le rôle de Catwoman) en icône sexuelle, beauté bondage forties dans le bureau de la Tyrell Corporation, ou Ophelia pre-raphaélite endormie dans le lit de Deckard.

C’est un chef d’œuvre typiquement scottien, que de replâtrer tout ça pour laisser une vision emblématique, avec 20 ans d’avance, de notre monde d’aujourd’hui. C’est l’apogée du système Scott (mettre tout l’argent et toute l’énergie dans la déco et d’innombrables prises). Après 3 films sublimes (Duellistes, Alien, Blade Runner), Scott passera à « autre chose » (Traquée, Black Rain…)

Mais là, tout est dans la déco, et c’est ce qui reste : une préfiguration géniale du futur : la génétique partout, la mondialisation, l’éclosion chinoise, la pollution, les grandes corporations, la surpopulation… Tout est dans Blade Runner, qui inspire aujourd’hui jusqu’aux urbanistes*. Tout ça est l’œuvre de Scott, ancien chef déco dans la pub, sous influence Métal Hurlant (Moebius, Bilal), que Scott a déjà amené sur Alien, et qu’il imposera à la prod’ de Blade Runner. C’est aussi l’œuvre de Syd Mead, dessinateur industriel, venu pour dessiner 4 voitures, et qui en dessinera 27, et toute la ville qui git derrière.

C’est enfin la volonté maniaque, kubrickienne, de surcharger l’image de détails, d’accessoires, de lumières, de figurants, qui permettra à Scott d’aboutir au chef d’œuvre. Il suffit de regarder chaque plan pour comprendre ce souci du détail : les tasses à café, le pistolet, les Kanji (idéogrammes japonais), l’appartement Frank Lloyd Wright de Deckard, la foule cosmopolite aux parapluies de néon, le Bradbury Hotel de JF Sebastian, les parcmètres électrifiés, le feu rouge qui parle (« Walk… Walk »)… idem pour l’image : reflets aquatiques chez Tyrell, spots aériens chez Sebastian, stores vénitiens partout, néons, neige, pluie, soleil. Et idem pour le son : crissements, chuintements, vibrations, bruits d’ascenseurs et d’hélicoptères, bips électroniques.

Tout cela ne serait rien s’il n’y avait une histoire solide (un polar un peu trop classique, mais solide), et surtout un fond philosophique. C’est ici que surgit Philip K. Dick, plus mauvais écrivain que la planète SF ait porté**, mais le plus profond aussi, le plus génial inventeur de concepts et d’interrogations métaphysiques. Blade Runner pose en fait l’éternelle question dickienne : sommes-nous sûrs d’être nous mêmes ?

Question qui hanta Dick, qui regretta toute sa vie de n’être pas mort à la place de sa sœur jumelle, décédée trois mois après leur naissance.

Qu’est ce qu’être humain ? Ne sommes nous pas des marionnettes manipulées par Deus supérieur ? Avons-nous vraiment vécu ces souvenirs qui nous hantent ? Transposé dans l’univers futuriste de Blade Runner, Dick fait poser sa question pascalienne par des androïdes : qu’est-ce qu’être un androïde, si ce n’est un plus qu’humain ou un moins qu’humain, un esclave ? Peut-on réduire à l’esclavage, à la prostitution, à la guerre, ces créatures ?

Fantaisistes il y a 30 ans, ces questions ne sont plus ridicules aujourd’hui, et se posent déjà, par exemple pour les embryons.

Ridley Scott réussit à adapter ces interrogations à un divertissement grand public, ce qui n’est pas une mince affaire. Rutger Hauer, son chantre sur ces thèmes, compose un personnage d’une ambiguïté incroyable et vole littéralement la vedette à Harrison Ford, dans un final Wagnérien, splendide évocation de la futilité de la vie, « comme des larmes dans la pluie ».

Reste la fin, ou plutôt les fins, car il existe deux Blade Runner : la version originale, qui comprenait une voix off, et un final bucolique (travelling avant speedé sur – enfin !- une prairie d’un vert immaculé. Le Blade Runner sauve la réplicante. Happy end écologique.

La dernière version en date a ôté la voix off et a ajouté un plan de licorne gambadant dans la forêt. Bien maigre Director’s cut en vérité, mais pourtant cliffhanger existentiel. Car cette licorne, elle existe sous la forme d’un origami déposée par l’autre Blade Runner, Gaff, dans l’appartement de Deckard. Deckard serait-il lui aussi un androïde ? Et toi spectateur ? Es-tu sûr d’être humain ?

*Mike Davis : Au-delà de Blade Runner, Los Angeles et l’imagination du désastre

**L’histoire gagesque de Blade Runner résume sa vie. Écrivain paumé, vivant au crochet de ses femmes successives, surveillé par le FBI pour communisme, drogué, chrétien… En 1980, Hampton Fancher achète pour 5000$ une option sur « Les Androïdes Rêvent-Ils de Moutons Électriques ? », loin d’être le meilleur livre du schizo californien. Réécrit en Blade Runner, le film devient petit à petit un projet plus important (Harrison Ford, Ridley Scott). Dick assiste à la projection, et …meurt ! Il ne connaîtra jamais le succès de Blade Runner, ni la vague d’adaptations dickiennes qui s’est abattue depuis (Minority Report, Next, Confession d’un Barjo, Totall Recall), et qui ont rendu ses ayants droits immensément riches.


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