dimanche 8 juillet 2018


2001, L’Odyssée de l’Espace
posté par Professor Ludovico dans [ Le Professor a toujours quelque chose à dire... -Les films ]

2001 ressort en salles, et il n’y a pas de limites à notre émerveillement. On l’a vu 7 ou 8 fois, toujours en salle, car c’est un film qui ne peut pas être vu sur l’écran de télévision. Et pourtant, au-delà de la grande affaire marketing du moment (le réétalonnage effectué par le fan Christopher Nolan (réétalonnage dont on n’a pas vu grand’chose)), il reste toujours de l’espace à la réflexion dans le plus grand et le plus beau film de Kubrick. Pas sur le sens qu’on peut donner au film, puisque cela reste le débat éternel des pro- ou anti-2001. Il y a deux sortes de spectateurs, face au monolithe noir de la cinéphilie : ceux qui n’ont rien compris et détesté, et ceux qui n’ont rien compris et adoré.

On a expliqué dans une chronique précédente qu’on avait été formé à adorer 2001 avant même de l’avoir vu. Mais aujourd’hui, nous sommes capables de faire le devoir d’inventaire et de reconnaître que certaines de nos passions 80s n’ont pas survécu à trente ans de cinéphilie : Stand By Me ou La Vie de Brian, par exemple. Mais 2001 reste un bloc noir impénétrable, propice à la rêverie, à la réflexion et à l’analyse. S’il porte en lui des obsessions habituelles de son auteur, on en découvre à chaque fois de nouvelles. Inventaire.

L’incommunicabilité
Le thème transverse de Kubrick, c’est sûrement L’Odyssée de l’Espace qui l’a le mieux traité, et de la manière la plus extrême. A tel point que c’est peut-être ce qui rend le film inaccessible à une partie du public, en le privant de personnages traditionnels, capable de véhiculer des émotions. Et c’est, paradoxalement, un sujet d’étonnement.

Les films précédents de Kubrick avaient des personnages normaux, même si l’incommunicabilité faisaient partie des défauts des personnages, du Commandant King Kong dans Dr Folamour ou d’Humphrey Humphrey dans Lolita. Les personnages d’après seront dans cette même veine (Alex, Barry Lyndon, Jack Torrance). Et là aussi, ils seront incarnés.

Mais jamais, ailleurs que dans 2001, on trouvera pareilles coquilles vides que Dave Bowman et Frank Poole. Pourquoi ? Mystère. Même si l’humanité Kubrickienne se réduit souvent à une race d’insectes observés à la loupe, ici, c’est glacial. Point de héros, sauf… une intelligence artificielle. Premier indice.

Mais il faut y regarder de plus près. D’abord, tous les personnages ne sont pas joués de la même manière. D’un côté, les personnages « normaux » comme le docteur Floyd, prototype de l’américain sympathique, convivial, capable de discuter cordialement avec l’ennemi soviétique, faire le bon papa avec sa petite fille, et mener « à la cool » une réunion de travail. Pourtant, si on analyse ces scènes avec précision, quelque chose cloche. Floyd ment aux soviétiques sur « l’épidémie » qui ravage Clavius. Pire, il fait semblant de mentir pour crédibiliser l’idée d’une épidémie. L’échange avec sa fille a l’air normal, mais en fait il veut parler à sa femme (qui n’est pas là) et donc la conversation avec la petite fille est en fait artificielle ; il n’a rien à lui dire, et ne lui donne pas satisfaction sur le cadeau qu’elle demande. (On y reviendra, car il y a un autre anniversaire dans 2001). Sur la Lune, on retrouve le Dr Floyd, présenté comme une sommité appréciée. Il attend que l’élément extérieur soit parti (le photographe), ce qui indique que la suite est confidentielle. Et si le bon docteur parle de façon très conviviale, dans le fond il est en train de leur donner l’ordre de se taire. De se taire sur le plus grand évènement de l’histoire de l’humanité ? Sous l’apparence de la cordialité, la dictature.

Ensuite, il y a les astronautes. Et là, c’est une toute autre affaire. Ils ne parlent pas, ils ne se parlent même pas entre eux*. Pourtant ils ont dix-huit mois à faire ensemble, ces deux astronautes. On pourrait supposer qu’ils ont des choses à se dire, des blagues, des histoires à raconter. Non, ils font du sport seul, mangent seuls une nourriture infecte, jouent seuls aux échecs (contre la machine !) et quand ils se mettent à se parler, pour de vrai, c’est pour comploter. Comme Floyd.

Il y a là aussi une scène tout à fait étonnante d’anniversaire. Comme les astronautes sont en direction de Jupiter, les communications avec la terre sont devenues impossibles. Poole reçoit donc un message enregistré par ses parents. Ce qu’ils disent est évidemment convenu : la petite cousine s’est mariée, l’autre entre à l’université, on pense beaucoup à toi, etc. Mais ce qui est extraordinaire, c’est l’attitude de Poole. Il se couche avec un masque orange sur le visage et regarde la vidéo. Il n’a strictement aucune réaction. Dans n’importe quel autre film, le personnage serait amusé, énervé, ou excédé. Mais là, tel une machine, il n’a aucune réaction**.

La fin de l’humanité
Tout cela a un sens. Quand on met ça bout à bout, et qu’on interroge le reste de l’œuvre kubrickienne, tout s’éclaire. Kubrick n’a cessé à la fois de se fasciner pour les machines (dans la vie ou au cinéma) et de questionner ce qui signifie l’humanité. Ce n’est pas pour rien qu’il rêvait de faire I.A., un film qui interroge l’idée même de conscience.

Dans ses films, l’homme se transforme souvent en machine (les procédures mécaniques des pilotes de Folamour, qui mènent au désastre, les officiers des Sentiers de la Gloire qui appliquent les ordres les plus ridicules qui soient… ou ceux de Peur et Désir/Full Metal Jacket, qui se transforment en machines à tuer ou à violer.)

Il y a aussi Alex, qu’on voudrait « réparer », ou Jack Torrance, l’écrivain-traitement de texte, qui tape la même phrase comme un ordinateur buggé. A chaque fois que l’homme devient une machine, la violence n’est pas loin.

Dans 2001, le thème se répète trois fois. Une civilisation extraterrestre essaie de faire avancer les singes (puis l’humanité actuelle) dans la grande galerie de l’évolution, en lui offrant à chaque fois un monolithe noir en guise de manuel. Pourtant, à chaque fois, la violence l’emporte. On explique à un singe comment faire un outil ? Il s’en sert pour tuer ses congénères. On montre la direction de Jupiter au Dr Floyd ? Il cache la découverte aux russes (cela pourrait être une arme décisive). Seul Bowman, en devenant « plus-qu’humain » pourra échapper à la violence. En contrepoint, Kubrick offre un vrai personnage… à une machine : Hal9000 a une personnalité, des sentiments, discute gentiment avec les astronautes, s’inquiète de leur santé. Il est d’abord doué de raison, puis devient paranoiaque, puis fou, puis tueur.

Bref, humain.

La musique
Si l’on dépasse l’anecdote qui veut que Kubrick, après avoir envisagé d’utiliser Pink Floyd ou Alex North pour faire la musique de son film, ait eu la révélation en voyant qu’un monteur avait collé le Beau Danube Bleu sur ses images intergalactiques, il faut s’attarder sur le rôle fondamental de la musique dans L’Odyssée de l’Espace. Car à partir de ce film, Kubrick ne fera plus jamais appel à un compositeur. « Pourquoi prendre quelqu’un alors qu’on a à sa disposition la musique de Beethoven ? » dira-t-il quelques années plus tard.

Il y a quatre musiques dans 2001. Le thème de la transformation, Ainsi Parlait Zarathoustra, qui est devenu l’icône du film, salue chaque progrès de l’humanité. La valse de Strauss, Le Beau Danube Bleu, accompagne le mouvement majestueux des vaisseaux spatiaux en orbite. L’adagio de Gayane, seule « vraie musique de film » essaie de transmettre une émotion aux spectateurs ; le terrible sentiment de solitude des astronautes dans l’espace. Et la musique de Ligeti (Requiem et Lux Aeterna) musique totalement contemporaine puisqu’elle venait de sortir 1966 ; musique « anormale », stridente, atonale thématise la découverte du monolithe sur la Lune, puis le voyage à travers celui de Jupiter, la « porte des étoiles ».

Ces choix ne sont pas anodins. En effet Kubrick a une obsession pour la valse, car la valse, c’est humanité qui tourne en rond, c’est la décadence. (Le Beau Danube Bleu est présent dans la scène du bal dans les Sentiers de la Gloire et signe la fin du monde austro-hongrois, la valse de la Pie Voleuse, celle de l’occident ravagé par les punks d’Orange Mécanique, la Jazz suite de Chostakovitch, le déclin du couple Hartford). Au contraire, la musique de Ligeti, c’est le progrès. Dans Shining, Lontano est le début de la métamorphose de Danny vers un être supérieur qui terrassera Jack, le Père-monstre. Dans Eyes Wide Shut, c’est l’expérience initiatique de l’orgie (sur la Musica ricercata) qui détruit la valse infernale Kidman-Cruise pour que le couple (austro-hongrois, dans le livre) puisse renaître. Ici, Lux Aterna (la lumière éternelle) signe le transmutation obligatoire de l’humanité vers la Nouvelle Humanité, incarnée par le Bowman-fœtus final.

Le conte
La forme du conte a toujours fasciné Kubrick, même si ses films n’ont pas toujours été interprétés comme tels. Le conte comique, voltairien d’Orange Mécanique, par exemple. Mais aussi le conte de fée – façon petit chaperon rouge – de Shining. Ou le conte de noël pour adultes d’Eyes Wide Shut. Ici, il s’agit plutôt du mythe grec, installé homériquement dès le titre. Il est vrai que les Ulysse de 2001 font pâle figure. Mais il s’agit bien de l’odyssée de deux humains rusés, seuls face au monstre : ici, un cyclope à l’œil rouge sait tout de ces misérables humains et envoie des rapports détaillés aux Dieux restés sur Terre. Mais Cyclope déraille, et, dans la tradition de la bonne tragédie grecque, devient fou. Il va bien falloir que les héros trouvent le moyen de tuer la bête. Ils complotent en s’isolant dans une capsule. Mais – figure classique – le cyclope les surprend, et lit le plan sur leurs lèvres. Il tue Frank et les astronautes en hibernation, puis empêche Dave de revenir dans le vaisseau spatial. Pire, il se permet une blague macabre : « Ça m’étonnerait que tu arrives à rentrer sans ton scaphandre ». C’est mal connaître Ulysse: le héros grec a toujours plus d’un tour dans son sac. Dave l’archer (Bowman) fait sauter des boulons explosifs, retient son souffle, trouve un autre scaphandre, pénètre dans le labyrinthe rouge et blanc armé de son épée (un tournevis), puis tue le Minotaure électronique, qui se met alors à chanter… une comptine. La boucle est bouclée.

Les obsessions freudiennes
D’abord, il y a cette scène totalement incongrue de toilettes en zéro gravité. Beaucoup y ont vu un trait d’humour, mais il y a trop de scènes de WC chez Kubrick pour y voir de l’innocence***. Floyd vient souvent en orbite; pourquoi doit-il lire à nouveau les instructions ?**** C’est, là encore, l’illustration de la déshumanisation programmée : si les singes mangent la viande à pleine dent, les humains mangent une fausse nourriture : faux repas en purée multicolores, faux sandwich dans la navette. Manger comme des nouveaux nés, faire caca, ces préoccupations scatologiques sont totalement enfantines. Or, un bébé s’apprête à naître…

Et justement, il y a deux formes dans 2001, le rond et le pointu. Les seins et les phallus. Pendant tout le film, des choses pointues pénètrent des formes rondes.Vaisseaux spatiaux en forme de flèche, capsules et navettes rondes, roue en orbite pénétrée par leur fente centrale…

Et à la fin, surgit le plus incroyable bébé du cinéma. Il sera passé par plusieurs utérus. La station sur la lune, ovoïde rouge sang, les capsules fœtus où complotent les jumeaux Frank et Dave, contre papa Hal 9000. Dans le voyage final, on régresse à nouveau. Bowman passe de l’âge d’homme à celui de mourant en quelques minutes. A chaque plan, un Bowman plus jeune surprend son double plus vieux, puis en contre-champ, le plus jeune a disparu.

Il ne reste alors plus à un Bowman centenaire que de lever le doigt de la chapelle Sixtine (Dieu touchant son créateur, ici le monolithe) pour renaître à nouveau : un fœtus énigmatique, qui lance le regard face caméra le plus troublant qui ait jamais été donné de voir au cinéma….

*Dave et Frank parlent normalement dans une seule scène, celle de l’interview télévisé ; la fausse cordialité, la coolitude assumée du stéréotype mâle américain, est pour les medias, l’extérieur, la société. On voit bien les autres personnages américains de Kubrick qui entrent dans ce moule schizophrène : le Joker, les soldats de Folamour, Jack Torrance ou Bill Hartford.
** D’ailleurs il ne répond pas ce message…
*** Une leçon de morale morbide dans Shining, un suicide dans Full Metal Jacket, Mrs Kidman qui s’essuie dans Eyes Wide Shut
*** copyright James Malakansar